Tempête d’Ouest avec des grains terribles. À 3 heures du matin, embarqué une énorme lame qui enlève un canot et déplace les deux autres. Compas étalon arraché. Habitacle brisé. Rose hors d’usage. Sur le pont, rouf central défoncé, balayé par la mer. Pavois arraché à babord sur 10 mètres, jambettes tordues ou brisées. A 6 heures, essuyé une terrible rafale. Pour éviter d’engager, largué les écoutes du hunier fixe et du grand volant, perdant le fixe. Constaté déplacement du chargement (…). Mer énorme, pont noyé. Roulis considérable. Grosse fatigue du navire (…).
Livre de bord du trois-mâts Garthnaid, pris dans une tempête au cap Horn le 7 janvier 1920
Six écluses, un lac artificiel et une percée de 30 km dans la roche ont radicalement changé la face du monde pour les navigateurs. On ne peut s’empêcher de penser aux grands voiliers marchands qui franchissaient courageusement, et souvent avec pertes et fracas, le mythique cap Horn afin de convoyer leur cargaison d’Europe ou de la côte Est américaine vers les côtes de Californie. L’ouverture du canal de Panama en 1914 envoya peu à peu les grands voiliers au rebut et les déferlantes du Horn furent rendues aux albatros. Exactement un siècle après son inauguration, le canal draine une part conséquente du commerce mondial. Plus de 13.000 cargos traversent l’isthme chaque année, évitant de la sorte le long et périlleux contournement de l’Amérique du Sud.
Les seuls voiliers à franchir aujourd’hui le canal de Panama sont de frêles esquifs comparés à leurs illustres ancêtres cap-horniers. Si les périls des hautes latitudes sont bien loin, les 50 milles nautiques séparant Colón dans l’Atlantique de Balboa dans le Pacifique réservent pourtant leur lot d’aventures aux voiliers désirant poursuivre leur route vers l’Ouest. Les dizaines de cargos au mouillage dès l’entrée de la rade de Colón ne mentent pas: nous voici bien au coeur d’un dispositif industriel, conçu pour des mastodontes de près de 300 mètres de long, et qu’on s’efforce habituellement de ne pas trop approcher lorsqu’on croise leur route en haute mer. Et autant le dire tout de suite, la cohabitation dans les écluses peut vite tourner à la promiscuité, comme ce fut le cas pour le transit de Florestan, ce 12 mai 2015.
Bardé de vieux pneus et pourvu de près de 150 mètres d’amarres (la longueur réglementaire), Florestan s’engage dans le chenal d’accès de la première écluse alors que le soleil est déjà bas sur l’horizon. Devant nous se précisent les contours d’un immense cargo, maintenu au centre de l’écluse par quatre locomotives. Le pilote qui nous accompagne galvanise les troupes: nous traversons avec ce que l’on appelle un “panamax”, c’est-à-dire un bateau dont les dimensions sont à peu de choses près celles des écluses. Deux autres bateaux de plaisance sont de la partie. En un tour de main, nous voici solidement ficelés en une grappe de trois navires, unis pour le meilleur et pour le pire le temps de suivre le monumental Shiny Halo dans les trois écluses menant au lac Gatún, quelque 26 mètres au-dessus de nos têtes.
On ne peut s’empêcher de ressentir une profonde émotion en voyant les immenses portes de l’écluse se refermer sur l’Atlantique. Avec leur mouvement, c’est tout un chapitre de notre voyage qui se clôt, riche de mille expériences et d’autant de rencontres. L’eau monte vite, cependant, et l’incroyable activité du canal nous ramène à la réalité. Après nous avoir élevés de 9 mètres, le flot ralentit et le calme se fait. Brièvement, cependant car devant nous notre panamax s’ébranle lentement. Le mouvement de ses immenses hélices transforme le plan d’eau en un véritable torrent de montagne. Sans les solides amarres qui nous maintenaient au centre de l’écluse, nous aurions regagné l’Atlantique en passant par au-dessus de la porte…
Les portes, justement. Elles représentent un aspect impressionnant du transit par le canal en cela qu’elles sont originales. Régulièrement démontées et réparées, elles brassent des millions de litres à chaque éclusage, 24 heures sur 24 depuis un siècle. Nous avons eu l’occasion d’en admirer de près les rivets et les soudures puisque au passage dans la seconde écluse, les remous de notre encombrant voisin nous ont dangereusement déviés de notre trajectoire. Il fallut les bras d’une dizaine d’équipiers pour empêcher Florestan de racler l’acier des vénérables “compuertas”, et une bonne dose de flegme pour pardonner aux pilotes de nous avoir fait avancer alors que le Shiny Halo brassait encore l’eau devant nous. Ils s’en tirèrent en nous précisant que peu de matelots ont eu l’insigne honneur de toucher les portes des écluses avec leurs mains…
Au terme d’une courte nuit passée au mouillage à la sortie de la troisième écluse, nous laissons le Shiny Halo derrière nous et entamons la paisible traversée de l’immense lac Gatún. Çà et là, des branches dépassent de l’eau. Il s’agit des restes d’une forêt engloutie voici 100 ans. Aux cris des singes et des oiseaux, se mêlent les accords du banjo de Chan et de la guitare de Junio, nos deux équipiers enrôlés à Colón la veille du départ. Edwin, notre pilote, pousse lui aussi volontiers la chansonette… Et lorsque s’ouvrent devant nous les portes de la dernière écluse, exactement 24 heures après notre départ de Colón, c’est de très bonne humeur que Florestan retrouve l’eau salée et tire ses premiers bords dans l’océan Pacifique.
Panama City, Panama
8° 58′ N – 79° 32′ W