#9 / Florestan dans l’Atlantique

« Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même (…). Je t’ai placé au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que toi-même librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme ». Qui n’a jamais éprouvé la résonnance toute particulière qui accompagne les mots d’un grand auteur lorsque ceux-ci sont placés en regard d’une réalité également exceptionnelle ? Ces paroles appartiennent à Pic de la Mirandole et baignent les derniers jours de notre traversée de l’Atlantique d’une sorte d’évidence. Oui, la contemplation et l’expérience de la liberté dans ce qu’elle a de plus radical donnent à l’humain toute sa mesure. Oui, la mer est un pays à mi-chemin entre la vie et la mort, qui place celui qui la parcourt face à sa propre éternité.

Une chose est certaine, l’isolement complet du monde terrestre et de ses vicissitudes porte à la méditation, le spectacle de l’océan exalte jusqu’aux tempéraments les plus modérés. 18 jours ont suffi à nous faire ressentir des sensations inédites et à nous convaincre d’une chose : la traversée de l’Atlantique est une épreuve, et comme toute épreuve, elle transforme ceux qui la traversent. Comme toujours, on part sans savoir. Sans savoir quand, ni comment, ni même où on arrivera. Comme toujours, on part la joie au cœur à l’idée de découvrir d’autres horizons. Sauf que cette fois, c’est un regard comme embrumé que l’on jette devant soi, qui ne parvient à embrasser qu’une petite partie de la perspective. Entre le lever du soleil à l’Est et son coucher à l’Ouest, le voilier progresse selon un axe qui suit la course des astres. La seule certitude est de revoir Orion tous les soirs à la même place, de voir la lune un peu plus pleine chaque jour, de voir l’Orient s’embraser au terme d’une longue nuit de veille…

Cinq jours d’un vent soutenu et régulier nous ont permis de prendre nos marques et de trouver notre rythme. Nous passons la journée ensemble. La cuisine occupe une partie non négligeable de notre temps, et le moral de l’équipage se mesure à l’originalité des plats concoctés par chacun. L’échelle va de la boîte de ravioli (sans même un oignon pour agrémenter la sauce) au menu trois services digne du plus raffiné des gourmets. Il va de soi que notre enthousiasme au fourneau est directement proportionnel à l’état de la mer et il est heureux que le 24 décembre ait été un jour de « petit temps », sans quoi, nous aurions réveillonné… avec des ravioli. Le reste de notre temps se partage en lecture, bricolages divers, et bien sûr manœuvre des voiles. Si la nuit unit les amants, elle sépare pourtant les navigateurs. De 21h à 9h, c’est le régime des quarts. Chacun à son tour prend la veille et modifie les réglages en fonction de l’évolution du vent. Trois heures plus tard, on se croise dans l’escalier de la descente. « – Tout va bien ? Rien à signaler ? – Non, t’inquiète. Vu un cargo au loin, et puis il y a eu ce poisson volant que j’ai pris en pleine figure… – OK. Mieux vaut le poisson volant que le cargo. À dans trois heures. – … ! ».

Lorsqu’un beau matin le vent baisse jusqu’à tomber complètement, on ne peut que se féliciter du calme retrouvé. Les objets cessent enfin de traverser librement l’habitacle, on n’est plus obligé de se cramponner lorsqu’on se déplace, l’appétit et l’envie de lire reviennent. La mer s’aplatit très vite jusqu’à devenir d’huile, le soleil devient écrasant et le calme se fait… oppression.  Un, deux, trois jours ! Combien est-ce qu’on avait embarqué de bidons d’eau, encore ? Et les conserves, on en a pour combien de temps ? Les journées se passent à guetter la moindre ride sur la surface parfaitement lisse qui nous entoure. Le moteur tourne, mais pour combien de temps encore ? Nous le savons depuis le départ : nous avons du carburant pour 4 jours, pas une heure de plus. Alors le moindre souffle et nous nous précipitons sur nos voiles, dans l’espoir de grappiller quelques milles. Dans ces moments, Florestan progresse sous spi à la vitesse désespérante de 2 ou 3 nœuds (4 ou 5 km à l’heure). Aussi sûrement que le soleil détériore nos voiles et que l’eau de mer corrode notre coque, le calme plat érode peu à peu nos nerfs. Qu’il y ait trop de vent ou pas assez, la mer devient vite une prison dont les verrous semblent tirés pour l’éternité.

Après quatre jours de calme, une risée plus forte que les autres annonce le changement. Imperceptiblement, la mer se forme, les voiles se gonflent au point d’exiger bientôt que l’on prenne un ris. Le régulateur d’allure reprend du service, les livres s’évadent de la bibliothèque, la vaisselle mise à sécher sur la table vole à travers le carré dans un formidable fracas. Pas de doute, revoici le vent. Bientôt quasi à sec de toile, nous filons 6 nœuds dans une mer de plus en plus grosse. L’anémomètre est bloqué à 35 nœuds, et s’envole à 45, voire parfois 48 dans les rafales. En 24 heures, les creux avoisinent 5 mètres ; une houle croisée et qui déferle malmène Florestan et son équipage. Heureusement, la distance qui nous sépare de La Martinique se réduit chaque jour, et il ne nous reste que 100 milles à parcourir lorsque les conditions nous obligent à débrancher le régulateur d’allure et à prendre la barre. Le coup de vent est à son comble lorsque nous apercevons la terre et que nous pouvons enfin nous embrasser en nous disant: ça y est, on a traversé l’Atlantique !

Nous avons beaucoup lu pendant cette longue traversée. Jean Giono, Victor Hugo, George Sand, Henri Michaux, Virginia Woolf, Odön von Horvath, Patrick Van God, Bernard Moitessier ou encore Marguerite Yourcenar ont été du voyage. C’est d’ailleurs à cette dernière que nous empruntons la citation de Pic de la Mirandole, en ouverture de ce texte, et en exergue de L’Oeuvre au Noir. Se découvrir soi-même, achever sa propre forme et gagner sa liberté : une quête que nous avons partagé avec nos héros de papier, le temps d’une promenade de près de 4.000 kilomètres que nous ne sommes pas près d’oublier.

Jérôme & Alexandra

Saint-Pierre, Martinique

14°44′ N – 61°10′ W

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