Playlist n°4: Trismus, Yourcenar et l’épagneul

Le groupe Outhere Music s’associe au projet humanitaire et culturel de Music Fund et confère au voyage du Florestan sa dimension sonore. Chaque mois, nous vous proposons la « playlist du bord », résumé subjectif et sonore des émotions, des sensations et des échanges qu’autorisent un grand voyage sur un petit voilier…

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« C’est parfois un peu longuet les transocéaniques »

Le navigateur belge Patrick Van God rappelle par ces mots on ne peut plus savoureux une vérité criante : passés les moments de contemplation de la nature et de réflexion philosophique, une traversée océanique offre également bien des heures de disponibilité d’esprit – 432h pour être exact, entre le Cap Vert et la Martinique. De quoi céder à la folie au bout de quelques jours si l’on ne sait pas détacher son regard des vagues qui se succèdent à un rythme hypnotisant ! C’est donc chargé de livres que Florestan prit la mer le 16 décembre dernier. Et l’équipage de se plonger dans les écrits de navigateurs comme Patrick Van God, Gérard Janichon ou Bernard Moitessier, dans les romans de Virginia Woolf, dans les récits (auto)biographiques de Marguerite Yourcenar, Hector Berlioz, Magellan ou Odön Von Horvath, dans la correspondance de George Sand, la poésie d’Henri Michaux ou les ouvrages scientifiques d’Hubert Reeves.

La présente playlist se veut une évocation en musique des livres qui ont marqué notre longue navigation à travers l’Atlantique. Elle en traduit l’atmosphère et la poésie en onze chapitres.

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Préface en forme de caprice, ou le cor pour « sonner la joie »

J.-F. Gallay, Caprice pour cor Op. 32, n°10

« Quelle est cette lumière, là-bas, qui tremble au fond de la baie de Wulaïa où nous venons de mouiller ? Ils devaient nous guetter depuis le crépuscule, ces deux hommes qui, dans la nuit, précédés de leur lampe-tempête, approchaient de Trismus à prudents coups de rames. S’arrêtant à quelques brasses, partagés entre la curiosité et l’inquiétude. Le vieux d’abord, s’enhardissant, finissant par monter à bord, par s’asseoir dans le carré et, tout en parlant, caressant cette matière inconnue : le velours de la couchette. Appelant le jeune : « Viens, viens ! » Mais le jeune, inquiet, méfiant, refusant de quitter le cockpit, le regard rivé sur le cuivre du cor de chasse. Quelle pouvait être cette arme à la forme bizarrement circulaire, cette sorte d’escopette à tirer derrière les coins ? Cet engin sonore et meurtrier qui soudain – c’est sûr ! – allait vous lâcher une décharge en pleine figure ? Comme il sauta vite dans sa barque, le jeune, quand nous décidâmes d’aller à terre ! Quel soulagement ! … »

(Patrick Van God, Trismus. Des îles du Cap-Vert aux Galapagos par le Cap Horn et la Patagonie, Editions Arthaud, coll. « Mer », 1974, p. 118)

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Chapitre I : Premiers émois

H. Berlioz, Les Nuits d’été, Op. 7 : Villanelle

« Laquelle des deux puissances peut élever l’homme aux plus sublimes hauteurs, l’amour ou la musique ? … C’est un grand problème. Pourtant il me semble qu’on devrait dire ceci : l’amour ne peut pas donner une idée de la musique, la musique peut en donner une de l’amour… Pourquoi séparer l’un de l’autre ? Ce sont les deux ailes de l’âme. »

(Hector Berlioz, Mémoires, vol. 2, Garnier-Flammarion, 1969, p. 375)

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Chapitre II : Exaltation

E. Grieg, Peer Gynt, Op. 23 : XXI. Le retour de Peer Gynt. Soir de tempête sur la mer

« C’est une musique désagréable que diffuse la radio : avis spécial de coup de vent. Nous sommes dans les zones concernées. (…) Pour Damien, c’est le baptême du feu. Très vite la mer se lève et les crêtes moutonneuses déferlent bruyamment. Les creux deviennent impressionnants alors que le vent se fâche. (…)

Malgré les estomacs malmenés, cette tempête fascine. Comme pour le bateau, c’est mon premier vrai gros temps. Naturellement, cent fois je l’avais imaginé ; il est à la mesure du rêve, il le dépasse. La houle est très grosse et les lames sont rapprochées. Si l’on croit à un chaos dans cette tempête, peut-être faut-il le chercher dans la formation de multiples vagues secondaires qui paraissent se créer en une soudaine génération spontanée et qui, éperdues, vont mourir en tous sens. Ces vagues sont très vertes et tranchent au milieu de la grisaille majestueuse. J’ai aimé ce déchaînement ; car c’est de ses chaînes secrètes que la mer semblait furieusement vouloir se libérer. (…)

À chaque embrun, je me sentais plus pur, comme lavé de fautes que j’ignorais peut-être. Sans doute n’est-ce pas la tempête qui purifie l’âme ? Oh non : c’est la mer. Mais peut-être est-ce au moment du gros temps qu’on en prend le plus nettement conscience ? Et c’est se retrouver en état naturel de grâce ; sans pensée religieuse ce qui est plus doux encore. J’étais plus fort. »

(Gérard Janichon, Damien autour du monde. 55 000 milles de défis aux océans, Transboréal, 2002, p. 51-52)

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Chapitre III : L’Oreille du roi

P. Guédron, À Paris sur petit pont – A. Boesset, Un jour Amarille et Tircis

« Louis XIII, à huit ans, fait un dessin semblable à celui que fait le fils d’un cannibale néo-calédonien. À huit ans, Il a l’âge de l’humanité, il a au moins deux cent cinquante mille ans. Quelques années après il les a perdus, il n’a plus que trente et un ans, il est devenu un individu, il n’est plus qu’un roi de France, impasse dont il ne sortit jamais. Qu’est-ce qui est pire que d’être achevé ? »

(Henri Michaux, Passages : « Enfants », Editions Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2008, p. 37)

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Chapitre IV : Plainte

E. Ysaÿe, Sonate pour violon n°1 en sol mineur, Op. 27 : II. Fugato

Mon violon est un grand violon-girafe ;

j’en joue à l’escalade,

bondissant dans ses râles,

au galop sur ses cordes sensibles et son ventre affamé aux désirs épais,

que personne jamais ne satisfera,

sur son grand cœur de bois enchagriné,

que personne jamais ne comprendra

(…)

(Henri Michaux, Plume : « Le Grand Violon », Editions Gallimard, coll. « Poésie », 1995, p. 90)

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Chapitre V : Correspondances

F. Liszt, Totentanz

« O vous, qui, dans le silence des nuits, surprenez les mystères sacrés ; vous, mon cher Franz, à qui l’esprit de Dieu ouvre les oreilles, afin que vous entendiez de loin les célestes concerts, et que vous nous les transmettiez, à nous infirmes et abandonnés ! que vous êtes heureux de pouvoir prier durant le jour avec des cœurs qui vous comprennent ! Votre labeur ne vous condamne pas comme moi à la solitude ; votre ferveur se rallume au foyer de sympathies où chacun des vôtres apporte son tribut. Allez donc, priez dans la langue des anges, et chantez les louanges de Dieu sur vos instruments qu’un souffle céleste fait vibrer. »

(George Sand, Lettres d’un voyageur : « Lettre à Franz Liszt sur Lavater et sur une maison déserte », Editions Flammarion, 2004, p. 201)

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Chapitre VI : Tout un monde sensible

I. Gurney, Five Elizabethan Songs : Sleep

« La pierre usée des grises draperies, les doigts, les orteils des statues reçurent bien souvent la caresse de sa langue, le frôlement de ses narines trémulantes. Sur les coussinets infiniment sensibles de ses pattes s’imprimèrent d’orgueilleuses inscriptions latines. Bref, il connut Florence comme nul être humain ne l’a jamais connue, comme ne l’ont jamais connue Ruskin ni George Eliot – comme seuls, peut-être, les muets peuvent connaître. Pas une seule des sensations lui arrivant par myriades ne fut soumise à la déformation des mots. »

(Virginia Woolf, Flush : Une biographie, Le Bruit du temps, 2010, p. 151)

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Chapitre VII : Les prémisses de l’horreur

G. Ligeti, Sonate pour violoncelle : Dialogo

« Tous les nègres sont fourbes, lâches et paresseux. »

Trop bête, vraiment ! Cette fois, je biffe !

Et je m’apprête à noter en marge, à l’encre rouge : « Généralisation absurde ! », lorsque je m’arrête soudain. Attention ! N’ai-je pas déjà entendu cette phrase sur les nègres quelque part, et tout dernièrement ? Où était-ce donc ? C’est bien ça : au restaurant, braillée par le haut-parleur. Elle me coupa presque l’appétit.

Je laisse donc la phrase intacte, car ce qui se dit à la radio, aucun professeur n’a le droit d’en faire la critique.

Cependant, tout en continuant ma lecture, je ne cesse d’entendre la radio : elle chuchote, elle hurle, elle aboie, elle roucoule, elle menace. Et les journaux impriment ses paroles, et les enfants les recopient. »

(Odön von Horvath, Jeunesse sans Dieu, Presses universitaires de Grenoble, 1982, p. 268)

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Chapitre VIII : Mount-Desert Island

J.-S. Bach, Die Kunst der Fuge BWV 1080: I. Gruppe: Die Kanons und Spiegelfugen: Canon in Hypodiapason

«  (…) tout voyage, toute aventure (au sens vrai du mot = ce qui arrive) se double d’une exploration intérieure. Il en est de ce que nous faisons et de ce que nous pensons comme de la courbe extérieure et de la courbe intérieure d’un vase : l’une modèle l’autre.

(…) Il faut dans le voyage, comme dans tout, des aptitudes contradictoires : de la fougue, une attention soutenue, une certaine légèreté, (…) le goût de se plaire au spectacle extérieur des choses, et l’intention bien arrêtée d’aller par-delà ce spectacle pour parvenir à voir les réalités souvent cachées. Tout voyageur est Ulysse ; il se doit d’être aussi Protée. »

(Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey, Editions du Livre de poche, 2003, p. 305-306)

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Chapitre IX : La quête de sens

H. Dutilleux, Tout un monde lointain…, Concerto pour violoncelle et orchestre : I. Enigme

« Et jusqu’au Horn, ne pas regarder autre chose que mon bateau, petite planète rouge et blanc faite d’espace, d’air pur, d’étoiles, de nuages et de liberté dans son sens le plus profond, le plus naturel. Et oublier totalement la Terre, ses villes impitoyables, ses foules sans regard et sa soif d’un rythme d’existence dénué de sens. Là-bas… si un marchand pouvait éteindre les étoiles pour que ses panneaux publicitaires se voient mieux dans la nuit, peut-être le ferait-il ! Oublier tout ça.

Ne vivre qu’avec la mer et mon bateau, pour la mer et pour mon bateau. »

(Bernard Moitessier, La Longue Route, Editions J’ai lu, 2006, p. 221-222)

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Chapitre X : Le Nouveau Monde

G. Fernandez, A Belén Me Llego, Tío

« Ce n’est jamais l’utilité d’une action qui en fait la valeur morale. Seul enrichit l’humanité, d’une façon durable, celui qui en accroît les connaissances et en renforce la conscience créatrice. Sous ce rapport l’exploit de Magellan dépasse tous ceux de son époque.  C’est pourquoi la magnifique entreprise de ces cinq petits et faibles navires partant pour la guerre sainte de l’humanité contre l’inconnu restera à jamais inoubliable. (…) L’exploit de Magellan a prouvé, une fois de plus, qu’une idée animée par le génie et portée par la passion est plus forte que tous les éléments réunis et que toujours un homme, avec sa petite vie périssable, peut faire de ce qui a paru un rêve à des centaines de générations une réalité et une vérité impérissables. »

(Stefan Zweig, Magellan, Editions Bernard Grasset, coll. « Les Cahiers rouges », 2012, p. 12-13)

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Chapitre XI : La couleuvre et l’Italien

L. Cherubini, Médée : Ouverture

« Une place de professeur d’harmonie étant devenue vacante au Conservatoire, un de mes amis m’engagea à me mettre sur les rangs pour l’obtenir. Sans me bercer d’un espoir de succès, j’écrivis néanmoins à notre bon directeur. Cherubini, au reçu de ma lettre, me fit appeler :

« Vous vous présentez pour la classe d’harmonie ?… me dit-il de son air le plus aimable et de la voix la plus douce qu’il put trouver. – Oui, Monsieur. – Ah ! … c’est qué… vous l’aurez cette classe… votre réputation maintenant… vos relations… – Tant mieux, monsieur, je l’ai demandée pour l’avoir. – Oui, mais… mais c’est que ça mé tracasse… C’est qué zé voudrais la donner à oun autre. – En ce cas, monsieur, je vais retirer ma demande. – Non, non zé né veux pas, parce qué, voyez-vous, l’on dirait qué c’est moi qué zé souis la cause que vous vous êtes retiré. – Alors je reste sur les rangs. – Mais qué zé vous dit qué vous l’aurez, la place, si vous persistez et… zé né vous la destinais pas. – Pourtant, comment faire ? – Vous savez qu’il faut… il faut… il faut être pianiste pour enseigner l’harmonie au Conservatoire, vous le savez mon ser. – Il faut être pianiste ? Ah ! j’étais loin de m’en douter. Eh bien, voilà une excellente raison. Je vais vous écrire que n’étant pas pianiste je ne puis pas aspirer à professer l’harmonier au Conservatoire, et que je retire ma demande. – Oui, mon ser. Mais, mais, mais zé né souis pas la cause de votre… – Non, monsieur, loin de là ; je dois tout naturellement me retirer, ayant eu la bêtise d’oublier qu’il faut être pianiste pour enseigner l’harmonie. – Oui, mon ser. Allons, embrassez-moi. Vous savez comme zé vous aime. – Oh ! oui, monsieur, je le sais. » Et il m’embrasse en effet, avec une tendresse vraiment paternelle. Je m’en vais, je lui adresse mon désistement et, huit jours après, il fait donner la place à un nommé Bienaimé qui ne joue pas plus du piano que moi. »

(Hector Berlioz, Mémoires, vol. 2, Garnier-Flammarion, 1969, p. 16)

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Postface : L’odyssée de l’espace

J. Strauss, An der schönen blauen Donau

(…)

Ces jours qui te semblent vides

Et perdus pour l’univers

Ont des racines avides

Qui travaillent les déserts

(…)

Patient, patience,

Patience dans l’azur!

Chaque atome de silence

Est la chance d’un fruit mûr!

(…)

(Paul Valéry, Charmes, 1922. Cité dans Hubert Reeves, Patience dans l’azur, Editions du Seuil, 1988, p.19)

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