Il faut un certain temps pour que la vue s’accoutume à l’obscurité du lieu. Encore un peu plus de temps pour que l’oreille perçoive et comprenne ce qui s’y trame. Dans le noir, Haendel Léon, pianiste de jazz récemment rentré au pays après 20 ans passés en Floride, ceinture noire de karaté et peintre symboliste, donne cours de piano. La classe est un ancien garage. Jusque il y a peu, une ampoule économique diffusait juste ce qu’il fallait de lumière, mais aujourd’hui, l’école doit faire sans électricité. Le tonitruant tintamarre provient de trois pianos, antiques bastringues, joués simultanément par six pianistes en herbe. Celui de droite est occupé par deux petites filles en uniforme des écoles, avec leurs emblématiques rubans colorés dans les cheveux. Celui de gauche est occupé par une religieuse en habit et un petit garçon en guenilles. Le troisième, un massif quart-queue américain, accueille deux adolescents, chacun sa moitié du clavier. Et au milieu de tout ce petit monde, Monsieur Haendel crie, chante, encourage… « Cinq, quatre, deux, trois… !!» : les doigtés fusent dans la pénombre, à l’attention des 12 mains en présence. Car tous jouent le même morceau, et tous reviendront ensemble au cours suivant.
Comme tous les professeurs de l’école, Monsieur Haendel est bénévole. Et comme tous ses collègues, il doit s’adapter à l’extrême exiguïté d’un lieu où transitent pourtant chaque jour des dizaines d’élèves. Le Cemuchca, ou Cercle des Musiciens Chrétiens Capois a pris ses quartiers dans une vieille bâtisse de la Rue 18, à Cap-Haïtien. Le quadrillage de la ville remonte à une époque où l’on parlait encore du « Cap-Français », et où, à l’emplacement exact de l’école, se tenait au XVIIIe siècle un théâtre connu pour avoir présenté des opéras en langue créole, entre autres le fameux Devin du Village de Jean-Jacques Rousseau. Aujourd’hui, la petite maison jaune et mauve qui héberge le Cemuchca fait figure d’héritière d’une riche tradition musicale, dont l’esprit a perduré tout au long de l’histoire pour le moins tumultueuse de la République d’Haïti. Avec une absence de moyens que d’aucuns considéreraient comme rédhibitoire, une poignée d’hommes et de femmes donnent corps depuis sept ans à ce projet original et partagent avec le plus grand nombre leur passion pour la musique classique.
Le Cemuchca est unique en son genre, à l’échelle du pays, mais aussi de toute la Caraïbe. C’est sans aucun doute pour cela que l’école a été sélectionnée par Music Fund au terme d’une longue prospection et qu’elle bénéficie désormais d’une aide structurelle de l’ONG belge. Les portraits de Beethoven, Vivaldi ou Bach affichés aux murs parlent d’eux-mêmes : ici on enseigne et on pratique la musique classique. Pour le plaisir d’abord, mais aussi pour sa dimension sociale et pour les liens qu’elle permet de tisser entre les individus. Toutes les classes sociales s’y côtoient. De l’élite locale aux jeunes des quartiers les plus démunis, à l’image de l’immense bidonville qui s’étend en marge du cente historique de la ville. Le Cemuchca mène d’ailleurs une intéressante politique de décentralisation de ses activités. Outre le « siège central » du Cap, le Cercle compte diverses annexes gérées et animées par des musiciens locaux. Milot, Quartier Morin, Limbé, Île de Gonave : la musique classique rayonne parfois à plusieurs heures de route du Cap-Haïtien.
Le Cemuchca, enfin, c’est un ambitieux projet de campus entièrement tourné vers l’art et la culture. Portée par les administrateurs du Cercle, l’idée a déjà connu ses premiers développements. Un terrain de plusieurs hectares a été acheté à la sortie de la ville, en rase campagne, et les premiers bâtiments sortent lentement de terre. Sans aucune aide financière d’aucune sorte, les géniteurs du Cemuchca donnent lentement corps à leur rêve : accueillir des jeunes du pays entier, au cœur d’un complexe quasiment pharaonique comprenant des classes, des ateliers de lutherie, un auditorium, un musée, un restaurant, des dortoirs… Les structures métalliques qui se dressent aujourd’hui vers le ciel en disent long sur la motivation mais aussi sur le pragmatisme des gestionnaires haïtiens. Les murs et les toitures viendront lorsque les moyens seront rassemblés. Fenor Onesime, le Président de l’association qui nous mène à travers ce qui n’est encore qu’une pâture pour les bœufs, nous présente son campus comme si la musique de Beethoven,Vivaldi ou Mozart résonnait déjà dans ce magnifique coin de campagne. C’est ce qu’on peut appeler le miracle haïtien…