A l’heure où les sextants pullulent dans les brocantes nautiques et où les bonnes vieilles cartes en papier servent de plus en plus souvent à tapisser les murs des clubs de voile, à l’heure où le GPS renseigne le navigateur sur sa position au mètre près et où le téléphone satellite permet de faire livrer des fleurs depuis le milieu de l’Atlantique, il reste quand même pour le marin certains grands rendez-vous avec l’inconnu. Le Golfe de Gascogne figure en bonne place parmi ces zones où le contact avec la nature peut s’avérer rugueux, et dans tous les cas globalement imprévisible. Traverser le Golfe exige ce que l’on appelle une « fenêtre météo », c’est-à-dire une période de 3 jours durant laquelle le vent et la mer permettent le passage des voiliers. Et c’est peu dire que cette fenêtre tarde parfois à s’ouvrir… En ce début de mois d’août, c’est même face à un mur que patiente Florestan, agrippé à son ancre, face à l’Île de Groix. Calculs, hésitations, tentative avortée : c’est finalement le 13 août alors que la nuit tombe que nous nous lançons, bord à bord avec See You, un petit voilier belge qui sera notre compagnon de route jusqu’en Espagne. A son bord, Claire, contrebassiste, et Augustin, qui dirige Sysmo, un groupe de percussionnistes improvisateurs.
« Flor..tan,…restan, est-ce qu… tu me r…çois ?! » La petite voix de Claire traverse le noir de la nuit, et nous parvient crachottante au milieu des mugissements du vent et des vagues. Le contact radio n’est pas évident, mais combien réconfortant dans cette mer où les creux approchent les 4 mètres et où le vent flirte avec les 30 nœuds. L’aube nous permet de prendre toute la mesure de ce décor digne des Boréades : la mer et le ciel semblent se livrer une guerre sans merci et les grains s’enchaînent à un rythme soutenu. De temps en temps, le vol d’un oiseau marin nous rappelle que nous ne sommes pas les seuls témoins de ces scènes dantesques. Et plus sporadiquement encore, un groupe de dauphins escorte Florestan, apportant joie et encouragements à son équipage quelque peu transi par le froid et le roulis. Le matin du 16 août, Florestan est « dégolfé » (le terme est officiel) ! Les montagnes des Asturies surgissent de l’horizon et baignent bientôt le cockpit de leurs senteurs d’eucalyptus et de pin. Florestan est en Espagne.
Du Cap Finistère au Cap Trafalgar : suivront 1000 kilomètres cap au Sud, long cabotage au fil des côtes de Galice, du Portugal et d’Andalousie. Doubler un cap est une chose impressionnante. La mer y est toujours plus forte, ainsi que le vent, et ce que l’on trouve derrière un cap est souvent bien différent de ce qui le précède. La température, la végétation, la forme des nuages, parfois même les types d’oiseaux qui peuplent le rivage : les caps « chapitrent » le littoral. Et puis doubler un cap, c’est aussi réaliser de manière très concrète qu’on avance. C’est ce sur quoi nous méditions, à l’approche du Cap Saint-Vincent dont le phare visible à plus de 50 km nous avait guidé une bonne partie de la nuit… jusqu’à sa disparition aussi mystérieuse qu’inquiétante de notre champ de vision. L’idée qu’un phare aussi important que celui-là puisse connaître une défaillance technique nous semblant relever du fantasme le plus complet, nous cherchons ailleurs et réalisons bien vite que Florestan pénètre dans un brouillard suffisamment opaque pour masquer complètement l’éclat du phare et son million de candelas ! Toujours ce même sentiment de vivre un moment important quelques jours plus tard, à l’approche du Cap Trafalgar. Alors que l’équipage philosophe sur ce qu’aurait été le monde sans la victoire de Nelson sur Napoléon, et surtout sans Trafalgar Square à Londres, rebelotte : le phare s’éteint. Sauf que cette fois-ci, pas la moindre nuée en vue, le temps est parfaitement clair. Une brève discussion avec les gardes-côte locaux nous laisse pantois : « – Tarifa Trafic, ici Florestan. Le phare de Trafalgar est éteint. A vous. – Florestan, ici Tarifa Trafic, bien reçu. Et maintenant ? – Toujours rien. – Ah ! Et maintenant ? – Oui, ça marche ! Merci. – OK. bonne route. Terminé. » Luis Buñuel n’eut pas désapprouvé.
Qui double le Cap Trafalgar n’est plus qu’à une encablure d’un autre haut lieu de la navigation en mer : le Détroit de Gibraltar, célèbre pour son rocher, son incessant trafic de cargos et ses drames humains liés à la traversée d’embarcations clandestines dont les naufrages réguliers font de très nombreuses victimes. Les conditions sont bonnes alors que Florestan s’engage perpendiculairement dans ce véritable couloir parcouru par un fort courant d’Ouest en Est, l’Océan Atlantique venant compenser l’évaporation des eaux de la Méditerranée. Cap sur Tanger, premier port africain sur notre itinéraire, où nous retrouvons Véronique, la maman de Jérôme. Les instructions nautiques sont laconiques sur Tanger. D’immenses travaux sont en cours afin d’accueillir un bon millier de voiliers, le tout devant être terminé pour 2016. Nous sommes confiants, pensant que le Royal Yacht Club de la ville nous trouvera bien une petite place pour 2 jours. Et bien mal nous en prit. Le port est un modèle d’anarchie où l’espace est partagé dans un joyeux désordre entre l’armée, les pêcheurs, les ferries et deux douzaines de bateaux de plaisance à fond plat, jalousement amarrés à deux pontons en voie de démembrement, dans 80 cm d’eau. Florestan est donc placé à couple d’un petit bateau pilote et à l’ombre de la carcasse d’un ferry déclassé rouillant à son aise depuis 20 ans dans les eaux saturées d’ordures du port de pêche. Autant le dire tout de suite, le choc fut rude et l’accolade maternelle d’un réconfort certain au moment de mettre pied à terre sous le regard inquisiteur d’un policier en faction, qui se révélera le premier d’une très longue série.
Au terme d’une courte escale, et après un passage sans problème du Détroit, Florestan fait relâche à Ceuta. L’enclave espagnole, isolée du Maroc par une frontière aussi hermétique que controversée, réserve aussi sont lot de contrastes. La rutilante cité oscille entre luxe tapageur et mysticisme exacerbé, comme en témoigne la splendide procession à laquelle nous avons assisté. Une vierge montée sur un brancard porté par 20 hommes parcourt chaque année la ville depuis 1939, se frayant un chemin parmi une foule dense, amassée devant les boutiques free tax, les casinos et les grands hôtels. Au moment de terminer ce billet, Florestan a pris ses quartiers à Smir, à proximité de Tétouan où l’année scolaire du conservatoire de musique s’ouvrira le 25 septembre. Un nouveau chapitre s’annonce…
Jérôme & Alexandra
Marina Smir
35°44′ 42 » N – 5°20’33 » W