Ce jeudi 25 septembre est le premier jour de ce que le directeur du conservatoire nomme avec emphase « les master class de la rentrée ». Nous sommes intimidés par un intitulé aussi ronflant, d’autant que les « maîtres », c’est nous. Les cours n’ont officiellement pas commencé, mais Monsieur Zerhouni nous assure avec force gesticulations que la classe encore vide à 10h sera bientôt bondée de jeunes musiciens avides de leçons de piano, d’harmonie et d’histoire de la musique. Meublé de vieilles armoires et d’antiques chaises avec écritoire, le local en question n’a pas connu de changement majeur depuis l’indépendance. Le piano quasi neuf qui trône sur l’estrade – dont il a tristement défoncé certaines planches – fait presque mal aux yeux tant il brille et détonne au milieu du mobilier patiné par les années. Subitement, la porte s’ouvre dans de grands éclats de voix: Monsieur Zerhouni pousse dans le dos deux de ses élèves. Les présentations faites, Anas et Houda sont bientôt rejoints par Brahim et Amina, puis par Anouar, Hamza, Hicham, Najlae et même Monsieur L’Arbi, le professeur de guitare. Notre cher directeur avait donc gagné son pari : les cours ont commencé devant une assemblée nombreuse et attentive.
Nous expliquons à notre classe le programme de la semaine : chaque jour, une heure de cours individuel avec Jérôme au piano, suivie d’une heure de cours collectif avec Alexandra sous forme de tables de conversations musicales. L’idée de ces tables est bien sûr d’échanger sur la musique et de préciser quelques bases d’histoire et d’esthétique, mais aussi de faire s’exprimer les élèves dans la langue de Montaigne. Les différences de niveau de français sont criantes, une langue pourtant indispensable à ces jeunes musiciens, que ce soit pour aller étudier au conservatoire supérieur de Rabat, ou se former en France ou en Belgique, à l’instar des candidats accordeurs. Nous sommes curieux et avant tout à l’écoute : comment offrir de nouvelles perspectives tout en respectant les acquis d’une formation bien différente de ce qui se fait en Europe ? Ce sont les élèves eux-mêmes qui bien souvent nous donneront la réponse à cette question. Brahim, par exemple. Brahim a 23 ans et une question bien précise qui le taraude : comment composer un morceau riche en développements dramatiques lorsqu’on n’a qu’une courte mélodie en tête ? Les quelques notes qu’il égrène au piano arrachent des soupirs aux jeunes filles de l’auditoire et de langoureux hochements de tête aux garçons. Visiblement, Brahim est un talent déjà reconnu au conservatoire. Lorsque la musique s’arrête, le titre de la pièce jaillit comme une fusée : « Je me planterai une épée dans le cœur pour que tu m’aimes encore plus ». Brahim est un grand romantique.
Romantiques… Voilà peut-être le vrai dénominateur commun de tous nos jeunes élèves. Chacun à leur manière, ils brûlent d’une ardeur que seuls Beethoven, Chopin, ou Schubert leur permettent d’exprimer. Bach n’existe pas, Ravel non plus. Nous plongeons évidemment dans la brèche et lançons nos traits : « Brahim, as-tu déjà entendu parler de Stockhausen et de son quatuor pour hélicoptères? » Face aux mines dubitatives, nous faisons écouter ledit quatuor. Succès immédiat. Huit jours durant, Brahim s’est ainsi frotté aux principes de l’harmonie classique et aux règles élémentaires de la composition, mais aussi à de nouveaux horizons créatifs basés sur l’improvisation, l’intuition et le geste musical. Romantisme toujours avec Houda qui joue le troisième mouvement de la 17ème Sonate de Beethoven, une œuvre au sous-titre évocateur suggéré par le compositeur lui-même : « La Tempête ». Le tempo est vif, le toucher franc, le discours sans beaucoup de relief… En réalité Houda n’a aucune idée du programme narratif de la pièce, ni même de son sous-titre shakespearien. Ne sommes-nous pas les mieux placés pour décrire la progression d’un bateau dans la tempête, mesure par mesure, d’un pianissimo inquiet jusqu’à un fortissimo naufrageur ? Le cours de musique se fait théâtral, cinématographique presque. La mer en furie submerge enfin l’auditoire.
Quitter Tétouan fut une déchirure. La fête du mouton marque le terme de nos activités, et nous laissons nos amis aux préparatifs exigeants de ce grand moment de l’année islamique. De son côté, Florestan tire sur ses amarres, nous rappelant que la route vers les Canaries est encore longue. Nous quittons Smir le lundi 6 octobre de bonne heure et rallions Gibraltar et son fameux rocher, où nous attendons le vent qui nous poussera vers Tenerife.
Jérôme & Alexandra
Gibraltar / 36°8’41 N 5°21’11 W