La bonne volonté est le moteur du Cemuchca. À de rares exceptions près, le personnel n’est pas payé et c’est face à un auditoire très disparate que nous donnons la plupart de nos cours. Musiciens confirmés ou débutants, les hommes et les femmes qui portent le projet partagent tous un même amour de la musique. Viola, la secrétaire, doit son patronyme à l’instrument qu’elle apprend entre deux inscriptions. Face à son petit bureau et à son tiroir-caisse, elle arpège des accords sur son alto. John, le bibliothécaire, est rivé à sa contrebasse qu’il pratique dès que ses livres lui en laissent le temps. Venel, le directeur, enseigne le violoncelle tandis que Fenor fait orchestre à la maison avec trois de ses enfants. Nannley Flûte, Franz Trompette, Tchoupy Maestro : changer son nom pour signifier que la musique est avant tout une identité. Tchoupy dirige l’orchestre, donne cours de violon, règne sur l’atelier de lutherie, joue du saxophone et de la contrebasse, dirige la fanfare, filme et prend des photos. Formé à la lutherie à Crémone grâce à Music Fund, il permet au Cemuchca d’avoir des instruments en bon état. À l’heure où nous arrivions, Jhilens Gilbert Saintefable Clarinette s’envolait pour la France afin d’y apprendre la réfection des bois…
Formation… C’est bien là l’essentiel pour une institution comme le Cemuchca. Parmi un florilège de chantiers possibles, nous choisissons de prendre en main la bibliothèque de l’école, et d’assister son dynamique gestionnaire dans le développement d’une vraie médiathèque. John Carly Ménard, la vingtaine, a quitté Port-au-Prince afin de venir apprendre la musique au Cap. Motivé et très disponible, il s’est rapidement vu confier des responsabilités. Sa présence à l’école de 7h du matin à 9h du soir l’a également tout naturellement désigné comme concierge. Qu’importe l’heure à laquelle on passe rue 18, on entend toujours les vibrations des notes les plus graves de la contrebasse de John. La bibliothèque est dans un triste état. Le lieu sert autant à stocker quelques partitions qu’à entreposer les objets les plus divers, dans un désordre et une poussière rédhibitoires. Il faudra une semaine pour nettoyer, trier, classer le matériel, et ensuite pour poncer et vernir les planchers. Sans oublier la construction de rayonnages tout neufs, destinés à accueillir les livres. Des livres qu’il restait d’ailleurs à trouver : à part des méthodes et des partitions, peu d’ouvrages garnissaient les étagères de John. Sillonnant la ville de bouquiniste en libraire, nous rassemblons et achetons tout ce que nous avons pu trouver comme ouvrages sur la musique. La plupart viennent de Paris et de Montréal par bateau. À l’avenir, Music Fund enverra aussi des caisses de livres au Cap-Haïtien. La médiathèque est également pourvue d’une petite salle d’écoute, afin de valoriser la centaine de disques donnés par Music Fund et convoyés sur le Florestan.
Le 6 mars a lieu en grande pompe l’inauguration de la nouvelle médiathèque. Pour l’occasion, on offre un verre aux invités, parmi lesquels Nathalie Pouchin, directrice dynamique et efficace de l’Alliance Française du Cap. Logée dans une superbe maison coloniale du centre-ville, l’institution organise des cours de français, mais aussi des spectacles et des séances de cinéma. À l’échelle de la ville, l’Alliance Française représente le seul et unique centre culturel et c’est donc tout naturellement que Nathalie Pouchin et Fenor Onesime se connaissent. L’auditorium de l’Alliance accueille répétitions et concerts des élèves, les musiciens du Cemuchca rehaussant de leur présence certains événements organisés par Nathalie et son équipe. Une équipe qui s’est d’ailleurs élargie alors que nous étions au Cap : John Carly Ménard devra ajouter à son agenda déjà chargé un mi-temps comme responsable de la médiathèque de l’Alliance Française. Repéré par la directrice lors de l’inauguration, le voici désormais engagé pour gérer l’une des bibliothèques les plus importantes de la ville. On ne pouvait rêver mieux pour renforcer les liens entre le Cemuchca et l’Alliance Française du Cap.
Cours de musique, d’harmonie, d’histoire, d’esthétique musicale, de solfège, mais aussi de comptabilité, de gestion, de pédagogie : nos journées passent à la vitesse du son. En contrepoint, mille péripéties émaillent le séjour de Florestan au port du Cap. Tantôt, c’est le voilier de fret « Enfin Jésus » qui nous percute en pleine nuit, ratant sa sortie à la voile. Une autre fois c’est le capitaine de « La Nativité » qui tente de nous faire déguerpir à l’aube afin de décharger son rafiot chargé de bidons, de transats, de matelas et de mobiliers divers. Mentionnons encore le naufrage évité de justesse du voilier « Good Bye ». Sa charge de ciment faillit lui être fatale et l’emporter dans les eaux troubles de la darse. Il y eut aussi ce cargo de 150 mètres qui s’échoua à l’entrée du port. Motif : « nouveau capitaine, il n’a pas l’habitude ». Il fallut deux marées pour le dégager du récif. Et puis tous les soirs, les équipages de « L’Eben Ezer », du « Wonderful », de « Brebis de Dieu » et de tant d’autres voiliers qui nous questionnent indéfiniment et en créole sur notre voyage et sur notre bateau. Brefs moments d’échange avec ces hommes qui partagent une même pauvreté et un même amour de la mer. Les voir manœuvrer leurs bateaux sans moteur est une véritable leçon de navigation.
Et puis un beau jour, il fut temps de partir. Il y aurait de quoi écrire un livre entier sur ces quatre semaines au Cap. Sur l’école, mais aussi sur la ville et ses acteurs, sur les merveilles d’architecture et d’histoire qui jalonnent la région, sur toutes les rencontres fascinantes que nous avons faites. Haïti et les haïtiens nous ont marqués, et nous avons tissé des liens qui nous ramèneront certainement un jour parmi eux. Comme il nous avait accueilli, et après un concert d’adieu organisé à l’Alliance Française, Fenor nous accompagna une dernière fois jusqu’au port, et nous salua comme si nous devions nous revoir le lendemain. Les « musiciens-navigateurs » ont probablement plus reçu qu’ils n’ont donné, et c’est le cœur gros que Florestan largua les amarres et salua de trois coups de corne le port du Cap. Haïti allait cependant encore nous offrir trois superbes mouillages, dernières escales avant de pointer l’étrave vers Cuba puis vers la Jamaïque et de retrouver le rythme si musical de la haute mer.