En ce matin du 24 juin, c’est une vision presque irréelle qui surgit droit devant l’étrave. Une montagne! Ses flancs plongeant dans la mer et son sommet nimbé de nuages déchirent un horizon resté vierge durant près de 36 jours. Certaines îles tendent à se faire discrètes, à confondre leurs rivages avec l’écume, à se réserver jusqu’au dernier moment. Les Marquises ne jouent pas ce jeu-là: les navigateurs qui achèvent la traversée du Pacifique voient poindre devant eux leur objectif dans toute sa monumentalité. 36 jours à savoir que cette rencontre finira bien par se produire, mais 36 jours ! Au point de finalement en douter… Et pourtant, nous sommes arrivés. Hiva Oa, principale île du Sud de l’archipel des Marquises, reçoit notre ancre au terme d’un voyage de près de 4.200 milles nautiques, la plus longue traversée sans escale de Florestan depuis son départ il y a tout juste un an.
Le temps et l’espace: deux dimensions que l’on croit obéir à des règles immuables, celles de notre monde civilisé, uniformément orienté vers l’efficacité et la rentabilité. La traversée de l’Atlantique en 18 jours avait un peu ébranlé ce fondement ; celle du Pacifique, deux fois plus longue, nous en a révélé l’inanité. De Panama aux Marquises, le temps a cessé d’être pour nous une valeur. Il s’est fondu dans des notions qui n’appartiennent qu’à la navigation en haute mer: le temps qu’il faut pour que l’orage s’apaise, pour que le grain éclate, pour que le vent devienne portant, pour que le soleil ou la lune plongent dans la lumière ou dans les ténèbres l’univers mouvant dont nous faisons désormais partie. Ce temps qui se décline en mille petits événements appartient à l’éternité de la mer. La seule véritable préoccupation des navigateurs est de le traverser. Car c’est bien ici qu’est la surprise: un long voyage en voilier est une odyssée sur le dos du temps. Le temps qui absorbe en lui jusqu’à la notion même d’espace ou de distance. Nous avons parcouru 36 jours d’éternité.
Gentiment bercés par un reste de houle qui a su faire sa route jusque dans le mouillage de Hiva Oa, nous digérons ce qui fut pour nous une expérience extrêmement intense. Il nous faudra du temps pour qu’une forme de torpeur un peu extasiée se dissipe et que nous remontions à la surface du monde des hommes. Mettre pied à terre pour aller faire des courses à l’épicerie nous semble une idée parfaitement incongrue… Sur la table à carte, le livre de bord encore ouvert aligne sur 14 pages d’interminables colonnes de chiffres et les événements qui ont émaillé la traversée. Le départ de Panama alors que les orages éclatent partout autour de nous, les adieux aux amis que nous reverrons de l’autre côté, ou peut-être pas (comme Ian qui lève l’ancre pour rallier en solitaire Brisbane sans escale), un dernier slalom entre les cargos au mouillage qui attendent pour le canal, et voici la mer.
“23 juin, 16h, au large de la frontière entre la Colombie et l’Equateur: trombes d’eau formant des colonnes noires entre la mer et les nuages, frangées d’écume. Nuit du 23 au 24 juin: orage généralisé. Peu de route parcourue au 120°, à éviter les coups. Puis, de 3h à 6h, orage sur nous. Nombreux éclairs, ciel irisé, nuages colossaux. 30 nœuds de vent. Plancton phosphorescent. Dauphins autour de nous, comme des torpilles en flammes qui font des arabesques lumineuses dans le plancton. A 6h: pluie diluvienne”. Des mots dans le livre de bord, des sensations littéralement tatouées dans nos mémoires. Des images, des parfums, des sons. Comme le souffle de cette baleine qui tourne rageusement autour du bateau à la dérive, alors que nous profitions d’un peu de répit après les affres du pot au noir. Comme cet albatros qui nous accompagne une matinée au large des Galapagos, comme ces ciels étoilés qui enchantent nos nuits ou comme la visite d’une bande de dauphins joyeux, livrant un véritable spectacle autour de l’étrave.
Le temps, toujours lui: tous les mille kilomètres, on change d’heure! La vie s’écoule au rythme des quarts, avec ses rituels. Les repas, pris ensemble toujours à la même heure, font l’objet d’une attention spéciale. Nous avons eu des légumes jusqu’à la fin de la traversée. Chaque fois que l’on ouvre un potiron ou une courge, la saveur de la terre envahit le carré du bateau. Tous les jours, à 10h du matin, le téléphone satellite nous livre une fournée de messages d’amitié et d’encouragements. À 16h, c’est l’évaluation de la distance parcourue et du temps qui nous sépare du cap Matafenua, à l’extrémité Est de Hiva Oa. Lecture, écriture, couture, pêche et bricolages divers au bateau occupent nos heures de veille. Parfois, un événement inattendu interrompt le cours des choses, comme cette séance de deux heures de plongée en apnée dans 3 mètres de houle pour dégager les restes d’un filet de pêche pris dans l’hélice. Un cordage amarré à la taille du plongeur afin de l’alerter au cas où un requin se montrerait trop curieux…
Nous voici donc aux Marquises, poste avancé de la Polynésie française, petit archipel volcanique aux reliefs déchiquetés, qui a fasciné de nombreuses générations de voyageurs. À deux pas du mouillage d’Atuona, sur Hiva Oa, repose l’un d’eux, dont l’action en faveur des Marquisiens est dans toutes les mémoires: Jacques Brel.
Hiva Oa – Îles Marquises