Publié le 30 mars 2017 par alexandravendetta
À l’extrême sud de l’Afrique, là où la terre se précipite dans l’une des mers les plus féroces de la planète, il y a le Royal Cape Yacht Club. À l’ombre de la Montagne de la Table, la vénérable institution accueille les navigateurs depuis plus d’un siècle. On est rarement sec lorsqu’on franchit pour la première fois son seuil, laissant derrière soi les embruns et la houle. Pour les marins, le « Royal Cape » est aussi célèbre que le cap de Bonne-Espérance tout proche. Quand on arrive de l’Est, son épaisse moquette et ses murs couverts de photos des temps héroïques font figure de récompense. Encore en ciré, un pied sur le barreau du tabouret, l’autre au sol pour bien sentir la terre ferme, les navigateurs fraîchement atterris à Cape Town se retrouvent au bar du club, véritable carrefour des mers. L’endroit a l’allure d’un pub anglais élevé au rang de ministère. La bière y coule à flots, mais avec une dignité particulière. Celle d’un lieu qui a vu passer les plus grands marins et dont les murs résonnent encore des histoires les plus folles, dont certaines appartiennent désormais à la légende.
Depuis la fin de nos aventures musicales au Mozambique, nous avons franchi l’une des étapes les plus importantes de notre périple. Certainement pas la plus longue, en comparaison avec la traversée d’un océan, mais sans conteste l’une des plus exigeantes. L’une de celles dont on sait qu’elle sera difficile, et à laquelle on pense depuis des mois tout en espérant qu’elle ne nous révèlera pas son visage le plus cruel. Débouchant du Canal du Mozambique, le courant des Aiguilles contourne l’Afrique à la vitesse de 4 nœuds. Cette cavalcade des eaux associée à un vent favorable transforme un petit voilier en fusée. On croirait presque à un miracle. Le navigateur français Bernard Moitessier raconte qu’il parcourait 100 km par jour dans la région, par calme plat, à la dérive. Le vent du Nord s’accompagne d’un ciel limpide, le soleil joue avec les embruns, un arc-en-ciel précède l’étrave. Le bonheur en mer, le vrai. Mais bientôt le vent se calme, la houle avec lui et le bateau ralentit sa course folle. Cela fait pourtant 48h que les conditions étaient idéales… Le vent est tout à fait tombé, l’horizon s’ourle d’une frange noire à laquelle on ne prête d’abord que peu d’attention.
La voilà, la réalité de la navigation le long de la côte d’Afrique du Sud. Notre ruban de nuages noirs annonce la bascule du vent, et le passage d’un front qui nous vient droit des hautes latitudes, dans le Grand Sud. Un bulldozer poussant devant lui des vents à plus de 40 nœuds et dont l’effet « à contre courant » ne tarde pas à se faire sentir. À l’instar d’un matou que l’on s’évertuerait à caresser à rebrousse-poil, la mer se hérisse, gonfle, entre dans une colère noire. Le voilier qui n’aurait pas trouvé un abri à ce moment précis se trouve en grand danger. Précipités à la rencontre du vent, les flots enflent à l’extrême. Les instructions nautiques de l’Amirauté britannique pour la zone expliquent comment des vagues de plus de 20 mètres de haut brisent net des cargos d’acier… Les navigateurs qui s’aventuraient le long de cette côte il y a 30 ans ne pouvaient compter que sur leur baromètre. Aujourd’hui, les prévisions par satellite limitent l’incertitude, sans pour autant rendre la mer plus sûre si les conditions devaient se dégrader plus vite que prévu.
À bord de Florestan, la vie s’organise au rythme des vents. Sept à huit jours de vent du sud, accompagnés de pluie et d’un froid de canard, sont suivis de deux à trois jours de vent favorable du nord. C’est au gré de cette oscillation d’une régularité de montre suisse que nous progressons vers Bonne-Espérance. Durban, East London, Port Elisabeth… nous atterrissons systématiquement quelques heures avant que cela ne tourne au vinaigre. Certains tentent le diable, comme Bob, notre ami canadien, parti de Durban pour doubler Bonne-Espérance d’une traite. Retourné par une déferlante au large de Port Elisabeth, pont rasé, malgré les 15 tonnes de son beau voilier. Naviguer le long de la côte d’Afrique du Sud, c’est profiter de la moindre brise pour partir, et accepter que le modeste zéphyr des premières heures se transforme en coup de vent. Nous n’oublierons pas notre passage du cap des Aiguilles, pointe sud du continent africain, par 45 nœuds de l’arrière. Dans une mer blanche d’écume, sous les rayons du soleil austral, les 13 tonnes de Florestan partaient au surf, nous laissant dubitatifs et décoiffés, tout petits à l’ombre des crêtes, 5 mètres au dessus de nos têtes.
Le cap des Aiguilles marque le passage de l’océan Indien à l’Atlantique… On a donc bel et bien fait le tour du monde ? Oui. Et pourtant le port d’attache est encore si loin. Doubler le cap de Bonne-Espérance et revenir dans le giron de l’océan qui nous a vu partir est un grand moment. Un chapitre s’achève, celui difficile de la traversée de l’océan Indien et un autre s’ouvre, qui nous conduira page après page vers l’Europe. Sainte-Hélène, Salvador de Bahia, Cayenne… Nous établissons émerveillés la liste de nos prochaines escales et rêvons déjà aux sensations nouvelles qui nous attendent. Bonne-Espérance est dans le sillage, et aujourd’hui, le grand vent du sud a déjà un goût d’alizé. Paré pour une nouvelle grande traversée, Florestan tire sur ses amarres et nous invite à partir à la poursuite de notre liberté.
Cape Town, Afrique du Sud
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