#18 / Nouveau Monde

Dix kilomètres d’eau sous la quille… On a beau passer sa vie sur la mer, voici qui fait rêver. Un véritable gouffre sous-marin s’étend sur des centaines de milles, des Samoa à la Nouvelle-Zélande. Il est bordé d’îles et d’îlots, sommets émergés de volcans éteints. Une pluie battante nous accompagne alors que nous voguons sur ces abysses et la visibilité est tellement réduite que nous ne distinguerons notre destination qu’à quelques centaines de mètres de la côte. L’île de Vava’u dans l’archipel des Tonga est pourtant ceinturée de hautes falaises… Il est 7 heures du matin lorsque, trempés et transis, nous apercevons enfin la terre. Les rochers noirs et luisants, la végétation basse et le ciel bouché rappellent curieusement les îles de la Manche. Trois belugas nous font un pas de conduite et l’ancre tombe bientôt dans le bien nommé Port of Refuge, véritable fjord tropical parfaitement abrité des vents et de la houle, havre des bateaux depuis l’époque glorieuse du Capitaine Cook. C’est d’ailleurs lui qui a donné à l’archipel son surnom de « Friendly Islands », toujours en usage. C’était en 1777, en hommage à la gentillesse des habitants, pourtant notoirement cannibales. Du point de vue des descendants de ces derniers, plus de deux siècles après les faits, il semblerait en réalité que les différentes tribus n’aient pas réussi à se mettre d’accord sur la manière de régler son sort au capitaine, et que celui-ci ait remis à la voile avant qu’une décision ne soit intervenue. Et bien sûr sans se douter de ce qui l’attendait.

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Les eaux abritées de Port of Refuge

Les eaux calmes de Port of Refuge abritent de nombreux voiliers. Certains partiront pour la Nouvelle-Zélande, d’autres profiteront de la protection des lieux pour passer la saison des cyclones. Une foule de nationalités se côtoient, et le « village » des oiseaux du large n’a jamais été si densément peuplé. Nous retrouvons des équipages croisés dans les Caraïbes, à Panama, en Polynésie. Tous ont avalé des milliers de milles, tous partagent avec nous les sensations de semaines de navigation sur un océan pas toujours pacifique. Rehua, Toucan, Enki, Rombus… Des silhouettes familières, des rires connus qui montent des cockpits, la perspective de bons moments partagés dans la chaleur des retrouvailles. Mais le Royaume des Tonga, c’est aussi et surtout une population qui n’a pas usurpé sa réputation de sympathie. Et cette fois-ci, plus de ruse culinaire à craindre : les sourires qu’on nous tend sont parfaitement désintéressés. L’archipel vit au rythme de toute la Polynésie, au présent et sans se presser. À Neiafu, le chef-lieu de Vava’u, la cloche de l’église sonne les heures, alternativement un quart d’heure trop tôt ou trop tard. Une situation qui résume bien la mentalité du lieu, et dont il serait absurde de s’offusquer. Hier est déjà bien loin, et Dieu seul sait de quoi demain sera fait. Entre les deux, l’éternité d’un sourire et la force d’une tradition bien vivace. Ce trait de caractère doublé d’une législation qui rend impossible l’achat de terrain par un palangi (étranger) ont conservé aux îles Tonga une bonne part de leur virginité. Peu de tourisme, pas d’investisseurs américains ou chinois, pas d’hôtels. De nombreux îlots de l’archipel sont inhabités, plages désertes et lagons solitaires abondent. Un paradis.

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Tenue traditionnelle

Dans les Tonga, le revenu moyen est faible, les infrastructures sont en mauvais état quand elles existent, les transports aléatoires, la médecine et l’éducation exsangues. La corruption sévit à tous les niveaux de pouvoir. Voici pourtant encore un de ces endroits où, selon toute vraisemblance, gémir n’est pas de mise. Entre résignation et confiance en l’avenir, les habitants de Vava’u noient leur inquiétude résiduelle dans la religion, le travail de la terre et… la musique. Chaque soir, des collines entourant le mouillage de Port of Refuge montent les sonorités de fanfares et de chœurs dont les accents accompagnent le coucher du soleil. Dès l’enfance, on chante à toutes les occasions. De même, chaque école entretient un orchestre de cuivre, dont les prestations accompagnent les grands moments de la vie religieuse et académique. Le répertoire est vaste : standards du jazz et du blues, mais aussi « tubes » du répertoire classique. Déchirant le rideau de pluie des premiers jours, le largo de la Symphonie du Nouveau Monde nous parvient par bribes. La douce cantilène de Dvorak a cédé le pas à une marche virile et cadencée, conduite avec force par un batteur particulièrement créatif. Le lendemain à la même heure, cela recommence. Et ainsi de suite tout au long de la semaine. Tant et si bien qu’un soir, nous avons ramé jusqu’au bord, et la musique nous a conduits à l’orchestre.

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Une vingtaine de musiciens sont rassemblés sous les tôles d’une sorte de hangar, ouvert sur les côtés. Cet univers de métal amplifie à l’extrême la sonorité des cuivres. Cornets, trompettes, tubas et trombones jouent pour toute la ville, sous la battue volontaire d’un chef armé pour baguette d’un solide pied de chaise en bois. Nous sommes dans la salle de répétition du St Peter Chanel College, et les musiciens ont tous entre 10 et 18 ans. Kolio, le professeur de musique, et Nisa, le « band master » peaufinent avec les étudiants le programme d’une tournée de concerts prévue en décembre en Australie. Nous écoutons fascinés les musiciens en herbe nous livrer leur vision tonitruante et chaloupée du chef-d’œuvre de Dvorak. Peu savent lire les notes, et voici longtemps que l’humidité empêche un accord précis des instruments. Pourtant, la magie opère et l’émotion surgit. Dans les Tonga, on a vraiment la musique dans le sang. Dès le lendemain, nous sommes invités à animer un atelier en ouverture de la répétition. Quelques petits exercices de justesse, un soupçon de solfège, peu de mots et beaucoup de sentiments, et voici Dvorak rendu à sa dignité… En une semaine, les progrès furent fulgurants. Et lorsque nous avons accompagné la fanfare au bateau qui devait la conduire vers l’Australie, c’est avec la promesse de retrouver les étudiants à la rentrée scolaire de février, pour un mois de musique intensive. Car entretemps nous avions pris la décision de prolonger l’escale et d’accorder à Florestan quelque repos, au sec et à l’abri des aléas de la saison cyclonique.

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Jérôme Giersé & Alexandra Gelhay

Neiafu

Vava’u, Kingdom of Tonga

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