#22 / Un bouchon dans l’Océan Indien

Il est de ces paradis longuement convoités dont les clés semblent vouloir vous échapper au dernier moment. À mi-chemin de notre traversée de l’Océan Indien, l’atoll des Cocos Keeling nous promettait ses eaux turquoises, la protection de son lagon et l’ombre de ses cocotiers. Au terme de trois semaines d’une navigation passée à déjouer les tours et les détours d’une météo changeante et capricieuse, l’apparition sur l’horizon de frondaisons vert tendre fut accueillie avec des cris de joie. C’est qu’on le méritait notre atoll ! Le vent qui soufflait grand frais, la houle puissante qui trace inlassablement sa route depuis les hautes latitudes nous l’avaient promis en récompense de nos efforts. Un virement de bord, la passe, et voici l’ancre mouillée par 5 mètres de fond. La plage est déserte, un groupe de six petits requins « pointe noire » salue notre arrivée d’un ballet souple et gracieux. C’est assez surprenant, mais même sous les ciels les plus noirs, l’eau d’un lagon reste d’un bleu parfaitement lumineux. Et lorsque la tempête semble vouloir plier les cocotiers au point de les faire toucher l’eau de leurs palmes, le clapot infernal qui s’empare des flots garde les couleurs du paradis. En quelques heures la bonne brise de l’arrivée se transforme en fort coup de vent et il est bientôt temps de mouiller une deuxième ancre. Florestan tiendra tête cinq jours. L’aiguille de l’anémomètre se dandine dans le rouge sur son cadran que nous contemplons l’œil morne. Le vent hurle dans le gréement, noie l’horizon d’embruns, charrie de gros nuages qui éclatent en une pluie horizontale. À quelques centaines de mètres devant nous, une houle colossale vient mourir sur le récif en un feu d’artifice d’écume.

En septembre dans l’Océan Indien, le compte à rebours est en marche. D’ici quelques semaines la température commencera à s’élever, la mer se réchauffera de quelques degrés, les orages succéderont aux calmes plats dans une ambiance de fournaise. De temps à autres, une dépression tropicale se creusera un peu plus que les autres et se transformera en un cyclone semant mort et désolation sur son passage. La saison humide nous talonne et nous presse donc de gagner dans le sud. Ce 1er octobre, quelques heures à peine après le retour du beau temps sur les Cocos Keeling, Florestan relève ses ancres et met le cap sur l’Île Rodrigues, poste avancé des Mascareignes, à plus de 3500 kilomètres dans le sud-ouest. L’archipel australien disparaît peu à peu dans les crêtes alors que nous établissons les voiles et que nous réglons le pilote automatique sur 260 degrés. Depuis notre départ de Darwin le 3 septembre, nous avons peu ou mal dormi. Notre alimentation s’est composée essentiellement de conserves. Nous sommes fatigués alors que la houle s’empare à nouveau de notre bateau pour une chevauchée de plus de 15 jours.

L’Océan Indien a mauvaise réputation. Dans le grand sud, il est le théâtre de formidables tempêtes. À notre latitude, le vent souffle avec moins de fureur mais la mer levée par l’alizé se conjugue à une houle venue des Quarantièmes rugissants. Dans un décor souvent dantesque, Florestan oscille comme un métronome, son mât battant la mesure au rythme saccadé de cette mer croisée. À bord, la moindre activité devient une prouesse : quand l’eau de vaisselle jaillit d’elle-même hors de l’évier ou qu’on perd l’équilibre même au fond de son lit, les règles changent. Dans le tonnerre des vagues qui viennent briser sur notre coque d’acier, Florestan escalade et dévale de véritables collines d’eau salée. Parfois, dans une rafale, le bateau présente son flanc à la lame. Il suffit qu’une vague déferle à ce moment précis pour que les paquets de mer balayent le pont et le cockpit. L’une d’elle, plus haute que les autres, nous a frappés avec une telle violence que nous avons cru avoir heurté un conteneur à la dérive. Lorsque l’eau se fût retirée, une vingtaine de petites pieuvres s’agitaient autour de nous dans un reste d’écume. Ce soir-là, la boîte de cassoulet est restée dans son équipet…

La traversée de l’Océan Indien, c’est aussi pour nous le moment de penser à la suite de nos aventures musicales. En décembre, nous arriverons à Maputo. Nous livrerons à son destinataire mozambicain la guitare offerte par le musicien anglais Nitin Shawney et le Ronnie Scott’s Jazz Club de Londres. Voici près d’un an que nous en prenons le plus grand soin à bord du bateau. Elle symbolise à elle seule l’incroyable mouvement de solidarité qui entoure les activités de Music Fund, à travers le monde. Notre atterrissage sur les côtes d’Afrique coïncidera aussi avec l’arrivée d’un conteneur rempli d’instruments de musique, don de Valle dell’Acate, un viticulteur sicilien inspiré par le voyage de Florestan. Parce qu’un « fil subtil unit la musique et la mer, entre sons et silence, parce que de la même manière que le bateau franchit les océans, jour après jour à travers lieux et cultures, la bouteille de vin est le fruit d’un processus lent et riche. Ils symbolisent tous deux le temps et la patience nécessaires pour mener à bien un grand projet. » Ces mots de Gaetana Jacono, propriétaire du vignoble et amoureuse de vin, de musique et de la mer, résonneront particulièrement fort en décembre à Maputo. Des dizaines d’instruments collectés et restaurés par Music Fund commenceront alors leur nouvelle vie dans les mains d’autant de musiciens en herbe.

 

 

Jérôme Giersé & Alexandra Gelhay

Port Mathurin, Rodrigues, Îles Mascareignes

 

 

 

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