Playlist n°9: Les copains d’abord

Le groupe Outhere Music s’associe au projet humanitaire et culturel de Music Fund et confère au voyage du Florestan sa dimension sonore. Régulièrement, nous vous proposons la « playlist du bord », résumé subjectif et sonore des émotions, des sensations et des échanges qu’autorisent un grand voyage sur un petit voilier…

> Ecouter la playlist sur Spotify

« Pour moi, la navigation, c’est surtout les rencontres du hasard avec tous ceux qui errent sur les mers – et il y en a ! – avec des compagnons qui sont partis avec le vent en poupe et l’ont reçu dans le nez, qui en ont vu de dures, qui adorent ça et le racontent sans en faire un plat. » (Patrick Van God)

À Patrik, Monika, Oliver et Cassandra

Dans l’imaginaire collectif, la navigation à la voile est immanquablement associée à la solitude des grands espaces, et plutôt affaire d’autistes et de misanthropes en rupture avec la société. Ceux qu’on appelle communément les « voileux » n’hésitent pourtant pas à se rassembler. Certes, la mer est sillonnée par quelques loups solitaires fuyant tout contact humain. Certes, tous les voyageurs partagent un même amour pour les endroits reculés et les mouillages isolés. Mais par-delà l’introspection qu’offre le miroir de la mer et l’absolue nécessité de se créer un coin d’intimité dans un espace de vie qui en offre si peu, surgit le besoin de sortir de soi, de rencontrer l’Autre, de nouer des liens. Ainsi une longue traversée n’a-t-elle de sens que parce qu’elle se termine autour d’un verre, dans le réconfort de l’amitié naissante. Et l’on s’invente alors une nouvelle famille, solidaire, folle et joyeuse, animée par une même envie d’aller voir ce qui se passe ailleurs, derrière la ligne d’horizon. « Où es-tu, mon pays adoré ? Je t’ai cherché, pressenti, mais jamais connu! » Parfois, les chemins du vent apporteront une réponse à ce questionnement existentiel du poète-voyageur. Souvent, celui-ci n’aura d’autre choix que de lever l’ancre et continuer à chercher. Et comme pour conjurer le sort, il saluera d’un simple geste de la main ceux qui lui auront apporté, si loin de tout, un peu de chaleur. Pour ne pas dire adieu.

Allüberall und ewig blauen licht die Fernen! (« Partout et éternellement, l’horizon sera bleu! ») / G. Mahler, Das Lied von der Erde: Der Abschied

foreverfortuneboessetschubertiadekohlhaaspurcellliszt harmonieskosmafaureshipsahoyfranckMoshefluteinvismahler

Toutes les bonnes choses ont une fin. Et si l’horizon présentait son habituel visage d’infini alors que nous quittions les eaux du Vanuatu ce 3 juillet, les embruns n’avaient pas tout à fait la même saveur que de coutume. Quelque chose comme une vague amertume, un arrière-goût de pas assez. Florestan se cabre dans une forte houle qui déferle, semble rechigner à tailler sa route comme pour nous dire : « Non, pas déjà ! » Mille milles nous séparent du Queensland, dix jours d’une navigation dont nous sommes désormais familiers, mais avec cette particularité qu’au bout de la route s’achèvera notre traversée de l’océan Pacifique, entamée voici un peu plus d’un an. C’est un monde qui vient mourir sur les côtes d’Australie dans un bouillonnement d’écume. Un univers dont nous n’aurons exploré qu’une infime partie, mais dont les merveilles nous habiteront longtemps encore. En quittant le Vanuatu, l’alizé gonfle déjà nos voiles d’un vent de nostalgie et dix jours plus tard, le halo lumineux de Cairns nous privait définitivement du scintillement des étoiles.

Pour Florestan et son équipage, le Vanuatu fut donc la dernière escale insulaire, avant le retour à la modernité et à ses pompes. Seules trois des 80 îles de l’archipel ont l’électricité. La nuit, les nuages accrochés aux sommets des volcans brillent d’une inquiétante lumière orange, reflet de la fournaise qui somnole au fond des cratères. Égrainées sur la ceinture de feu du Pacifique, les îles du Vanuatu ne dorment que d’un œil. De Tanna à Gaua en passant par Ambrym, fumerolles, lacs de lave et tremblements de terre font partie du quotidien. Le passage des cyclones pendant la saison humide ainsi que les tsunamis qui frappent régulièrement le pays achèvent de rendre le terrain peu propice aux investissements étrangers et au développement d’infrastructures modernes. Les îles au relief accidenté sont parcourues de sentiers, les bateaux de marchandises et les ferries accostent à même les plages de sable noir, çà et là une piste herbeuse permet l’atterrissage d’un petit avion pour les urgences.

Couvertes d’une épaisse forêt vierge, les îles ne sont probablement pas beaucoup plus accessibles aujourd’hui qu’elles ne l’étaient à l’époque du Capitaine Cook. Très isolés et en parfaite symbiose avec leur nature, les ni-Vanuatu (les habitants du pays) ne semblent pas concernés par les vertiges du monde moderne. Les villages s’organisent en chefferies traditionnelles, réglées par des lois coutumières ancestrales. Le bambou et le pandanus restent les matériaux privilégiés pour la construction de cases au sol en terre battue. Les toits touchent presque terre pour empêcher la visite d’esprits malfaisants et le feu couve dans la pénombre de l’unique pièce où cohabitent les générations de familles souvent très nombreuses. Autre signe de la bonne santé de la culture du Vanuatu, la survivance de près de 120 langues et dialectes. Compte tenu de la population (230.000 habitants), il s’agit de la plus forte densité linguistique du monde.

Deux siècles de présence européenne ont bien entendu laissé des traces. La toute puissance de la coutume constitue cependant un rempart qui ne laisse filtrer que peu d’éléments, très vite assimilés et intégrés au corpus de traditions, croyances et pratiques locales. Un exemple aussi étonnant que typique est le culte rendu dans certains villages reculés au Prince Philip, duc d’Edimbourg. Le dieu Karapenmun aurait quitté l’archipel pendant la guerre sur un cargo américain et, déguisé en Blanc, aurait remporté la main de la Reine Elisabeth qui, désirant trouver un mari, avait organisé une grande compétition à cette fin. Lorsqu’il apprit qu’on le révérait comme une divinité, Philip/Karapenmun, bon prince, envoya une série de portraits dédicacés à ses adorateurs, allant même jusqu’à inviter une délégation à Windsor en 2007. Une prophétie datant de la fin des années 70 révèle que « dès qu’il débarquera sur l’île, les plants de kava germeront de partout ; les vieux abandonneront leur peau comme des serpents et seront de nouveau jeunes ; il n’y aura plus de maladies et plus de mort, chaque homme pourra coucher avec toute femme à sa convenance. »

D’une île à l’autre, cet étrange syncrétisme fascine et intrigue. Malgré les abus en tous genres dont la population autochtone fut victime deux siècles durant, le Blanc reste accueilli avec une délicatesse extrême. Danses et chants, cadeaux et sacrifice du cochon saluent l’arrivée des visiteurs. À l’ombre de leur forêt cathédrale, les ni-Vanuatu entretiennent l’une des plus extraordinaires cultures du Pacifique sud et sont avides de la partager. Le saut du Gol sur l’île Pentecôte compte parmi ses manifestations les plus extrêmes. Chaque année au mois de mai, à la saison des ignames, une tour de bois de 35 mètres est érigée à flanc de colline, face à la mer. Des différents étages de la tour s’élancent les garçons (parfois âgés de 9 ou 10 ans) et les jeunes hommes du village, les chevilles enserrées dans des lianes, au son des chants traditionnels. En touchant le sol meuble de leurs épaules, ceux qui triomphent de leur appréhension fertilisent également la terre pour l’année à venir.

Alors que nous assistons au saut du Gol les yeux rivés sur le sommet de la tour et sidérés par le spectacle des hommes volants, la traînée blanche d’un avion sur le bleu du ciel nous rappelle qu’il sera bientôt temps de reprendre la mer.

 

Jérôme Giersé & Alexandra Gelhay

Cairns, Queensland, Australie

Quart de nuit

Naviguer avec pour seuls repères la lune, les étoiles et la Voie Lactée, diadème du ciel…

Pour ce nouveau Babel, le voilier belge Florestan nous invite dans son sillage, au cœur de la nuit qui engourdit les membres et trouble l’esprit. Un voyage sonore entre néant et absolu, jusqu’à ce que les premiers rayons du soleil sonnent la fin du quart, jusqu’au réveil du poète, jusqu’à l’accomplissement du rêve.

*****************************************************************************************************************************************

PLAYLIST

00:45  Charles Trenet, La Mer – Boîte à musique (autoproduit)

01:05  Guillaume de Machaut, Messe de Nostre Dame : Gloria – Diabolus in musica / Antoine Guerber, direction (Guillaume de Machaut, Messe de Nostre Dame, 2007, Alpha)

06:45  John Cage, Sonata II – Cédric Pescia, piano (John Cage : Sonatas & Interludes, 2012, Aeon)

08:50 The Beatles, Because (Abbey Road, 1969, EMI)

11:30  J.S. BACH, Die Leipziger Choräle : ‘Allein Gott in der Höh sei Ehr’, BWV 662 – Bernard Foccroulle, orgue (Johann Sebastian Bach : Gesamte Orgelwerke, 2009, Ricercar)

19:10  Guillaume Dufay, Nuper rosarum flores – Huelgas Ensemble / Paul Van Nevel, direction (Guillaume Dufay : O gemma lux, 2011, Harmonia Mundi)

25:00   Extrait du film ‘Groundhog Day’ de Harold Ramis, 1993

25:04  Lula Pena, Senhora do Almortão (Phados, 1998, Carbon 7 Records)

29:30  Daniel Brel, Les yeux dans les étoiles – Martin Bauer, viole de gambe (Daniel Brel : Quatre chemins de mélancolie, 2010, Alpha)

35:20  Giovanni Battista Pergolesi, Générique de fin de ‘Bonne nuit les petits’: Que Ne Suis-Je Fougère – Quatuor Syrinx (Philips)

37:30  Giovanni Battista Pergolesi, Les tendres souhaits – Claire Lefilliâtre, soprano / Le Poème harmonique (Plaisir d’amour : Romances et complaintes de la France d’autrefois, 2010, Alpha)

40:40  John Dowland, Mr Dowland’s Midnight – Eric Bellocq, luth (John Dowland : Lute Songs, 2011, Zig Zag Territoires)

41:30  Antonin Dvořák, Rusalka, Op. 114 / Acte 1 : ‘Mesicku na nebi hlubokém’ – Renée Fleming, soprano / Czech Philharmonic Orchestra / Sir Charles Mackerras, direction (Antonin Dvořák : Rusalka, 1998, Decca)

48:00  Anton Karas,  The Harry Lime Theme – From « The Third Man » – Mantovani & His Orchestra (Decca) / Neil Armstrong, First Moon Landing (1969), video

51:30  Hubert-Félix Thiéfaine, Les dingues et les paumés (Soleil cherche futur, 2007, SBME)

55:20  Frédéric Chopin, 24 Préludes, op. 28 : 2. In A minor – Martha Argerich, piano (Chopin : Préludes, Piano Sonata no. 2, 2002, Deutsche Grammophon)

57:25  Gustav Malher, Kindertotenlieder : ‘In diesem Wetter’ – Dietrich Fischer-Dieskau, baryton / Berliner Philharmoniker / Karl Böhm, direction (Mahler : Lieder eines fahrenden Gesellen, Kindertotenlieder, 4 Rückert-Lieder, 2011, Deutsche Grammophon)

63:40   ‘The Real Revolution : Freedom From Fear’, voix du philosophe Jiddu Krishnamurti. Video

64:20  Nina Hagen, Gloria Halleluja Amen (Was denn, 2014, Amiga)

66:00  Richard Strauss, Elektra, op. 58 : ‘Es geht ein Lärm los’ & ‘Was willst du? Seht doch dort!’ – Evelyn Herlitzius, soprano / Anne Schwanewilms, soprano / Staatskapelle Dresden / Christian Thielemann, direction (Richard Strauss : Elektra, 2014, Unitel/Deutsche Grammophon)

69:20  Philippe Boesmans, Chambres d’à côté n°5 – Musiques Nouvelles / Jean-Paul Dessy, direction (Philippe Boesmans : Chambres d’à côté, 2012, Cypres)

72:00  Marguerite DURAS, À propos de l’an 2000. Video / Jun Miyake, Lillies Of The Valley (Pina : Original Soundtrack, 2011, 380 Grad)

77:35  Einojuhani Rautavaara, Piano Concerto No. 3, ‘Gift of Dreams’ : I. Tranquillo – Vladimir Ashkenazy, piano / Helsinki Philharmonic Orchestra (Rautavaara : Piano Concerto No. 3 / Autumn, 2000, Ondine)

87:30  Francis Poulenc, Tel jour telle nuit, FP 86 : 1. Bonne journée – Sophie Karthäuser, soprano / Eugene Asti, piano (Francis Poulenc : Mélodies / Les Anges Musiciens, 2014, Harmonia Mundi)

Production : Alexandra Gelhay / Réalisation : Katia MADAULE

#20 / Korean Mixture

Et il fallut quitter les Tonga. Remettre à la voile, saluer d’un geste de la main tous ceux à qui l’amitié nous lie désormais, embrasser d’un regard ce petit bout de terre qui fut notre port d’attache pendant plus de 6 mois. Des bribes de musique nous parviennent encore alors que nous glissons sous les hautes falaises du mont Talau qui gardent le mouillage. Inlassablement, la fanfare répète. Avec obstination, Florestan reprend le large. Comme toujours, l’amertume de l’au revoir se dissout dans le frémissement de la vague d’étrave. Les voiles se gonflent, le bateau prend de la vitesse, le charme de la haute mer nous gagne. Voici toute une saison que le temps a suspendu son vol, que la course contre l’alizé s’est interrompue. En ces derniers jours d’avril, Florestan retrouve enfin son élément et entame vaillamment la seconde moitié de son tour du monde.

Dernier jour d’école à Neiafu (Tonga)

Quatre jours d’une navigation parfaite nous conduisent aux Fidji, première escale de ce que nous évoquons en souriant comme « la route du retour ». Car, le livre de bord est formel, le 30 avril 2016, à 4 heures du matin, l’antiméridien était franchi. Bien sûr, il reste la moitié du globe à parcourir, mais pour la première fois, les jardins verdoyants de Greenwich ne sont plus dans le sillage mais bien devant l’étrave. Nous réalisons pleinement que notre cap sur le couchant depuis plus de 15.000 milles nautiques nous ramènera finalement bel et bien à la maison. Lovée au creux d’une baie profonde, la ville de Savusavu où nous atterrissons se relève lentement du passage de Winston, l’un des cyclones les plus violents ayant jamais balayé les Fidji. Ici, comme dans de nombreuses autres îles de l’archipel, les tentes fleurissent encore à flanc de colline. Les fruits et légumes sont rares au marché et l’aide alimentaire arrive par cargo de tout le Pacifique sud. Certains villages ont été rasés par le vent et les vagues déferlantes. Des cargos jetés à la côte et juchés en équilibre instable sur les récifs témoignent silencieusement de la violence du cataclysme.

 

Koro, Makogai, Ovalau, d’île en île le tableau se répète. Deux mois après la tempête, les bûcherons sont toujours à l’œuvre pour déblayer les routes et désenclaver les villages. Dans des tentes pourvues par la Chine, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, des familles entières attendent de retrouver une vie normale. Sur une plage déserte, les lames de fond ont fait surgir des profondeurs les débris d’un bateau coulé voici plus d’un siècle. Un peu plus loin, les ruines de ce qui fut l’immense léproserie des Fidji jusqu’en 1979 dressent leurs pans de mur au milieu des banians et des cocotiers couchés par Winston. Des 19 maisons en tôle et en bois qui bordaient le site, il ne reste rien. Comme partout dans les îles du Pacifique, l’optimisme reste de mise et les Fidjiens évoquent leur situation sans pour autant céder au désespoir. Le vent n’a pas ébranlé la solidarité et le sens de la vie en communauté. Au beau milieu du chaos s’élèvent les cris et les rires des enfants.

Parmi les bâtiments miraculeusement épargnés par les cyclones, tempêtes tropicales et autres bourrasques des mers du sud, se dresse sur les hauteurs de Suva la petite église St Andrews. Avec une poignée d’édifices coloniaux, la modeste chapelle entièrement en bois semble défier les éléments, les champignons et les xylophages. Construite en 1883, l’église St Andrews vibre encore du chant des pionniers presbytériens qui la conçurent. Elle nous parle de ce temps où Suva était une bourgade de planteurs de canne à sucre, de ce temps où la vapeur des steamers nimbait les rives de la baie d’un brouillard quasi londonien. Aujourd’hui, Suva est une petite métropole cosmopolite et métissée, la plus grande ville des îles du Pacifique sud. Les immeubles des banques et les centres commerciaux encerclent l’immense marché couvert de la ville, véritable « ventre des Fidji ». La nuit venue, Suva la commerçante retrouve sa vraie nature, celle d’un port des tropiques où affluent marins et aventuriers en tous genres, où le plaisir et le crime cohabitent en bonne intelligence.

Fait tout aussi surprenant que sa longévité, l’église St Andrews abrite aussi l’unique orgue à tuyaux des Fidji. Un vieil instrument bien mal en point, mais néanmoins joué tous les dimanches par Mrs Park, une Coréenne de 60 ans, mue tant par son amour de la musique que par sa passion pour la gastronomie du Pays du Matin calme. Quand Mrs Park ne joue pas d’orgue, elle cuisine. Et quand l’équipage du Florestan immobilise l’orgue pendant deux jours pour un accord général, Mrs Park ne quitte pas son wok. L’accord du principal 8’ et de l’octave 4’ fut salué par une première salve de kimchi (du chou fermenté) et de bœuf au sésame. Le lendemain de bonne heure, alors que nous entamions la mixture 3 rangs (NDLR: un jeu de l’orgue), c’est toute une caisse que nous livre Mrs Park avec un laconique « Lunch ! » Le casse-croûte avoisine les 5 kilos. À peine arrivée, la voici repartie avec la promesse de nous préparer du tourteau et des palourdes pour le lendemain. À l’heure où nous écrivons ces lignes, plusieurs semaines ont passé. L’orgue de St Andrews sonne à nouveau sous les doigts de sa délicieuse organiste. Et sur Florestan, 3 litres de sauce soja de Séoul, autant d’huile de sésame, 2 kilos d’algues et de quoi préparer du kimchi pour 5 ans garderont longtemps encore la saveur de l’amitié.

Jérôme Giersé & Alexandra Gelhay

Luganville, Espiritu Santo (Vanuatu)

Le groupe Outhere Music s’associe au projet humanitaire et culturel de Music Fund et confère au voyage du Florestan sa dimension sonore. Régulièrement, nous vous proposons la « playlist du bord », résumé subjectif et sonore des émotions, des sensations et des échanges qu’autorisent un grand voyage sur un petit voilier…

> Ecouter la playlist sur Spotify

Il faisait beau ce jour-là à Neiafu. L’atmosphère s’était adoucie après plusieurs semaines d’une chaleur écrasante, et la baie de Port of Refuge était baignée d’une lumière dorée qui faisait scintiller les eaux turquoises dont Florestan, à sec sur le chantier naval près du petit pont menant à Vaipua, se languissait depuis de trop nombreux mois. Le temps, lui, était suspendu à un fil si ténu que même le facétieux Éole avait retenu son souffle, parfois destructeur.

Ce jour-là, les rues étaient envahies de la fumée des umu, ces grands fours traditionnels creusés dans le sol dans lesquels les quelques cochons farouches qui gambadaient encore joyeusement la veille aux abords des maisons achevaient de rôtir. Les échos d’émouvants cantiques, scandés avec puissance et foi par les différentes communautés religieuses de l’île, parvenaient jusqu’à nous, annonçant la fin de l’office et les retrouvailles des familles.

Ce jour-là, toute la ville vibrait au rythme des danses ancestrales, que les élèves du Saint Peter Chanel College répétaient jusqu’à l’épuisement pour célébrer 50 ans d’enseignement catholique. Les jeunes avaient ensuite pris possession d’une petite plage reculée pour se réunir, au son de la guitare, autour d’un kumete (bol) rempli de kava, jusqu’à ce que leur esprit vole aussi haut que leurs espérances.

Ce jour-là, une symphonie de cuivres accompagnait le dernier voyage d’un vieillard que les femmes en noir, éblouissantes de beauté dans leurs grandes robes de pandanus, suivaient avec gravité et noblesse.

Ce jour-là, au détour d’un regard, une femme inconnue nous avait comblés de fruits de son jardin, d’un geste gratuit et sincère, nous rappelant que la générosité est, outre la fidélité à Dieu et au Roi, constitutive de l’âme tongienne.

Et ce jour-là, malgré la douceur, la lumière, les rires, l’ivresse, le souvenir et l’amitié, malgré ce jour si beau et lumineux, ce jour-là, j’ai pleuré. C’était le 22 mars 2016.

En souvenir de Melanie Defize, productrice enthousiaste du label Cypres, disparue le 22 mars 2016 dans les attentats de Bruxelles.

#19 / La note bleue

Le cyclone Winston a frappé dur en ce début de février. Alors que nous retrouvions Florestan sain et sauf 15 jours plus tard, l’île de Vava’u semblait encore tout étourdie de la gifle du vent. L’habitude, épaulée par l’inébranlable optimisme polynésien, eut vite fait de mettre un terme au chaos des premières heures et, en ce premier mars, jour de notre retour, la petite société des Tonga a repris son existence paisible. Les cochons achèvent de manger les fruits arrachés par la tempête, les immenses chauves-souris qui peuplent les cimes des arbres se disputent bruyamment les quelques mangues juteuses épargnées par Winston. De notre côté, nous contemplons incrédules et inquiets les étals du marché désert. Un cafard affamé et solitaire parcourt frénétiquement la grande table où s’empilent habituellement ananas, fruits de la passion, papayes, goyaves et avocats. Du côté des pêcheurs, même constat : il faudra plusieurs jours pour que la flotte des petits bateaux en bois soit remise en état et puisse reprendre la mer. Un coup d’œil dans le congélateur de l’épicier chinois ne nous redonne pas le moral. Les nombreuses coupures de courant occasionnées par le vent ont transformé les poulets en une espèce de gros bloc mou et très peu appétissant. En cette première semaine de retour dans les Tonga, nous retrouvons donc notre régime alimentaire de grande croisière, et exhumons de la cale quelques boîtes de conserve rescapées de notre traversée du Pacifique.

Quel bonheur de retrouver le bateau ! Nous revoici chez nous, dans notre univers de 12 mètres carrés, où nous avons vécu tellement intensément depuis un an et demi. Bien sûr, il manque encore le bercement du vent et le bruit du clapot, mais c’est déjà quelque chose d’être sur un bateau, fût-il solidement calé au sol par des sangles et des madriers de bois. Nos trois mois d’absence n’ont pas été sanctionnés. L’île de Vava’u est une véritable citadelle au milieu de l’océan. Ses hautes falaises et son dédale de fjords offrent une protection presque parfaite contre le vent et les vagues. La végétation et les insectes n’ont pas pris possession de notre intérieur et les pluies diluviennes de l’été tropical n’ont pas trouvé leur chemin jusque dans les fonds. Nous disposons d’un mois complet avant de retourner à l’eau : de quoi nous permettre de réaliser de nombreux travaux indispensables pour entamer le trajet du retour vers l’Europe. Car, oui, lorsque nous pointerons à nouveau l’étrave vers l’ouest d’ici quelques semaines, ce sera pour enfin nous rapprocher de notre point de départ.

Nous faisons notre rentrée scolaire au Saint Peter Chanel College de Neiafu dès le lendemain de notre arrivée, après avoir pris connaissance de notre horaire de cours. Un horaire typiquement tongien, c’est-à-dire non contraignant. Les jours sont numérotés de 1 à 6 et la séquence de 6 jours se décale d’un jour chaque semaine. De même, les cours durent 50 minutes, mais la journée démarre quand tout le monde est là. Ensuite, un laps de temps plus ou moins long sépare chaque période. Autant dire que personne, professeurs ou élèves, n’y comprend rien et qu’une bonne partie de la journée se passe à rassembler les classes qui s’égayent dans la nature alentour, parmi les cochons. Chaque école de Neiafu possède sa couleur. Notre collège arbore fièrement une bannière bleu ciel, couleur qui se décline absolument partout, des murs de l’école au mobilier scolaire. Les uniformes des élèves n’échappent pas à la règle. Le très élégant sarong pour les garçons, et une robe-tablier pour les filles, avec un rappel via le petit nœud qui termine chacune des deux tresses réglementaires. Il y a une école bleu foncé, une école orange, une école bordeaux et une école verte. À la fin de la journée, quand les élèves affluent vers le glacier de la ville, les rues de Neiafu sont éclatantes de couleurs.

Jérôme Giersé & Alexandra Gelhay

Neiafu

Kingdom of Tonga

L’aventure du Florestan en cinq épisodes

 

Emission « Reçu 5/5 » (prod. Cindy Castillo)

Episode 1 (04/01/2016): Départ pour un tour du monde en musique

Tout quitter pour un tour du monde à la voile dédié à la musique : voici le projet d’Alexandra Gelhay et Jérôme Giersé. « Reçu 5/5 » leur emboîte le pas et propose 5 escales dans le sillage de Florestan, petit voilier chargé d’instruments de musique, poussé par le vent à la rencontre de musiciens par-delà les horizons.

Posts

# 1 / Le noeud de taquet

Vidéos

Tour du monde du voilier musical

************************************************** **********************************************

Episode 2 (05/01/2016): Le Maroc

Première escale du tour du monde musical de Florestan, le Maroc a réservé à l’équipage son lot de rencontres hors du commun. Une petite communauté d’artistes y donne libre cours à sa sensibilité, et vibre aux accents romantiques de Beethoven, Schumann et Brahms. Alexandra Gelhay et Jérôme Giersé les ont accompagnés durant quatre semaines.

Posts

# 5 / Chopin l’Andalou

# 6 / « Je me planterai une épée dans le coeur pour que tu m’aimes encore plus »

Vidéos

Florestan @ Tétouan

************************************************** **********************************************

Episode 3 (06/01/2016): Haïti

Nous retrouvons le voilier belge Florestan et son équipage au terme de sa traversée de l’Atlantique, dans le port de Cap-Haïtien, en Haïti. « Reçu 5/5 » les suit au Cemuchca, une école de musique soutenue par l’ONG belge Music Fund, et où des dizaines d’enfants reçoivent chaque semaine une formation musicale.

Posts

# 10 / Haendel l’Haïtien

# 11 / « Allons-y, la fanfare attend »

# 12 / « Enfin Jésus » et collision nocturne

Vidéos

Accueil en fanfare du Florestan à Cap-Haïtien

Le Cemuchca en musique et en images

************************************************** **********************************************

Episode 4 (07/01/2016): Traversée de l’Océan Pacifique

Embarquez sur le Florestan pour un voyage hors du commun : la traversée du canal de Panama, suivie de 6 semaines sur le dos de la houle du Pacifique. 36 jours avec pour seule musique celle des vagues et du vent. Une expérience radicale couronnée par une magnifique rencontre : celle de la chorégraphe tahitienne Tumata Robinson. 

Posts

# 13 / Florestan et le Panamax

# 14 / Le temps ne fait rien à l’affaire

# 15 / « On chante juste aujourd’hui, nos invités sont là! »

# 16 / Une compagnie cinq étoiles

Vidéos

La porte du Pacifique: le canal de Panama

Florestan traverse le Pacifique (Panama-Marquises)

****************************************************************************************************************

Episode 5 (08/01/2016): Les îles Tonga

Suite et fin de notre série consacrée à l’aventure musicale de Florestan. Nous retrouvons le voilier à la moitié de son périple autour du monde, dans les Îles Tonga. L’équipage y a fait la rencontre d’un orchestre de jeunes passionnés de musique et braque les projecteurs sur une école qui place l’art au centre de l’éducation.

Posts

# 18 / Nouveau Monde

Vidéos

Florestan and the Tongan Swing

recu55

> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <> <

 Emission « Autour de Babel » (prod. Katia Madaule) / 08.01.2016
La Ballade de Florestan

« Il faut se tromper, il faut être fou, il faut être imprudent. » (J. Brel)

Embarqués dans un tour du monde à la voile au profit de l’association belge Music Fund, deux musiciens, Jérôme Giersé et Alexandra Gelhay, nous font partager aujourd’hui leur univers sonore, fait de vent, de paroles et de musique. Un itinéraire à bâtons rompus entre la terre et la mer, entre l’obscurité et la lumière, entre le bruit et le silence.

*****************************************************************************************************************************************

Un mix d’Alexandra Gelhay

PLAYLIST

Jacques Brel, interview

01:10 Accord de l’orgue de l’église Notre-Dame de la Délivrande (Morne-Rouge, Martinique)

02:00 Lhasa de Sela – Los Peces (La llorona, 1998, WEA France – tôt Ou tard – WM France)

05:50 Bruits de rue (Cap-Haïtien, Haïti)

06:20 Interview de John Carly Menard (Cap-Haïtien, Haïti)

06:40 Cesaria Evora – Esperança (Mãe Carinhosa, 2013, Sony_Lusafrica)

10:00 Bruits de couloir (Conservatoire de musique de Tétouan, Maroc)

10:30 Nannley Duverly, Cap-Haïtien, Haïti

11:30 Rafael Coides – Cumbia en do Menor – Lito Barrientos (Colombia! The Golden Age of Discos Fuentes. The Powerhouse of Colombian Music 1960-1976, 2007, Soundway Records)

14:00 Singe hurleur (Panama)

14:05 The Andrews Sisters – Rum and Coca-Cola (27 Immortal Hits – The Best Of, 2011, Remina)

17:20 Chavela Vargas – Sus Ojos Se Cerraron (Macorina, 1995, WM Spain)

21:40 Grutage du Florestan (Tenerife, Canaries)

22:00 György Ligeti – Sonata for cello : I. Dialogo – Luc Dedreuil, violoncelle (Métamorphoses nocturnes, 2013, Aeon)

22:30 Interview de Bernard Foccroulle

26:30 Oum Kalthoum – El Atlal (El Atlal, 1966, Mazzika Group)

35:20 Francis Poulenc – Concerto pour deux pianos et orchestre en ré mineur: III. Finale, Allegro molto – Anima Eterna Brugge / Jos Van Immerseel, piano / Claire Chevalier, piano (Francis Poulenc, Oeuvres pour clavier et orchestre, 2011, Zig-Zag Territoires)

39:00 Interview de Mohammed Zerhouni (Conservatoire de musique de Tétouan, Maroc)

41:50 André Bialek – La Caissière (Original Hits, 2004, Parlophone Belgium)

44:40 Pan Pacific Singers – Tulou Moe Malimali ‘A Mamani (Tonga : Pacific Paradise, 2010, K-tel)

48:20 Chan Griggs – Sixty Miles (enregistré sur le Florestan à Panama City)

49:25 Nina Simone – Love Me Or Leave Me (Feeling Good, 2004, Universal Music International Ltd.)

53:30 Karlheinz Stockhausen – Tierkreis (Fassung für Trompete und Orgel) : I. Wassermann – Aquarius – Uranus –Margareta Hurholz, orgue – Markus Stockhausen, trompette (Stockhausen : Spiral I & Japan, 2009, Warner Classics)

55:20 Bernard Moitessier,extrait de La Longue Route

56:07 Arno – Depuis ce jour-là (A La Française, 2003, Parlophone France)

59:40 Nuutania – Tetuoraa i’oa (Nuutania : Chant des prisons tahitiennes, 2014, Last Call Records)

64:45 La Grande Visite-Orchestre du Cemuchca, Voici le mois de mai (Cap-Haïtien, Haïti)

68:20 Nine Inch Nails – Hurt (The Downward Spiral, 1994, TVT Records)

74:15 Manuel Machado – Dos estrellas le seguen – Huelgas Ensemble (La Oreja de Zurbarán, 2014, Cypres)

78:00 Jacques Brel, interview d’Henry Lemaire et Marc Lobet (Knokke, 1971)

78:50 Jacques Brel – Les Marquises (Les Marquises, 2013, Barclay)

Playlist n°7: Retour aux sources

Photo © Isabelle Françaix

Le groupe Outhere Music s’associe au projet humanitaire et culturel de Music Fund et confère au voyage du Florestan sa dimension sonore. Tous les deux mois, nous vous proposons la « playlist du bord », résumé subjectif et sonore des émotions, des sensations et des échanges qu’autorisent un grand voyage sur un petit voilier…

> Ecouter la playlist sur Spotify

La temporalité d’un voyage à la voile est telle qu’on en oublie la prodigieuse efficacité des moyens de transport modernes. S’il nous a fallu un an et demi pour rejoindre l’archipel des Tonga, le gigantesque Airbus A380, lui, ne prendra que 25h pour nous ramener à notre point de départ: la Belgique. L’automne n’a pas encore tout à fait cédé la place à l’hiver lorsque nous foulons le tarmac de l’aéroport de Bruxelles. La ville brille de mille feux, et la foule dense et frénétique qui inonde les rues nous rappelle que les fêtes ne sont pas loin. Il y a un an, Florestan fêtait Noël sous le ciel étoilé de l’Atlantique Nord, dans la solitude heureuse des grandes traversées. Au coin du feu, entourés de notre famille, nous pensons aujourd’hui avec mélancolie à notre vaillant voilier qui se repose sur la terre ferme dans la petite ville de Neiafu. Vue d’ici, la douce et tranquille bourgade apparaît comme un véritable Eden pour qui sait apprécier une existence simple. Prise d’assaut par les élèves des nombreux collèges de l’île, provisoirement débarrassés de leurs obligations scolaires, Neiafu vit néanmoins au gré des humeurs du temps. Les cyclones balaient fréquemment la région durant l’été austral et cette année, El Niño veille au grain. Le paradis a malheureusement un prix pour les peuples du Pacifique.

Le bout du monde est à portée de main pour les hommes du XXIe siècle, et pourtant, jamais le voyage n’a eu autant besoin de se redéfinir. Prendre le temps est précieux dans une vie dont le rythme est par trop aliénant. Nous vous souhaitons donc de vagabonder sans compter lors de cette nouvelle année 2016.

charpentierchaussonschumannune jeune pucelle

 

 

 

 

franckbachdebussyhaydnhaydn2janacekpärt

#18 / Nouveau Monde

Dix kilomètres d’eau sous la quille… On a beau passer sa vie sur la mer, voici qui fait rêver. Un véritable gouffre sous-marin s’étend sur des centaines de milles, des Samoa à la Nouvelle-Zélande. Il est bordé d’îles et d’îlots, sommets émergés de volcans éteints. Une pluie battante nous accompagne alors que nous voguons sur ces abysses et la visibilité est tellement réduite que nous ne distinguerons notre destination qu’à quelques centaines de mètres de la côte. L’île de Vava’u dans l’archipel des Tonga est pourtant ceinturée de hautes falaises… Il est 7 heures du matin lorsque, trempés et transis, nous apercevons enfin la terre. Les rochers noirs et luisants, la végétation basse et le ciel bouché rappellent curieusement les îles de la Manche. Trois belugas nous font un pas de conduite et l’ancre tombe bientôt dans le bien nommé Port of Refuge, véritable fjord tropical parfaitement abrité des vents et de la houle, havre des bateaux depuis l’époque glorieuse du Capitaine Cook. C’est d’ailleurs lui qui a donné à l’archipel son surnom de « Friendly Islands », toujours en usage. C’était en 1777, en hommage à la gentillesse des habitants, pourtant notoirement cannibales. Du point de vue des descendants de ces derniers, plus de deux siècles après les faits, il semblerait en réalité que les différentes tribus n’aient pas réussi à se mettre d’accord sur la manière de régler son sort au capitaine, et que celui-ci ait remis à la voile avant qu’une décision ne soit intervenue. Et bien sûr sans se douter de ce qui l’attendait.

IMG_8168

Les eaux abritées de Port of Refuge

Les eaux calmes de Port of Refuge abritent de nombreux voiliers. Certains partiront pour la Nouvelle-Zélande, d’autres profiteront de la protection des lieux pour passer la saison des cyclones. Une foule de nationalités se côtoient, et le « village » des oiseaux du large n’a jamais été si densément peuplé. Nous retrouvons des équipages croisés dans les Caraïbes, à Panama, en Polynésie. Tous ont avalé des milliers de milles, tous partagent avec nous les sensations de semaines de navigation sur un océan pas toujours pacifique. Rehua, Toucan, Enki, Rombus… Des silhouettes familières, des rires connus qui montent des cockpits, la perspective de bons moments partagés dans la chaleur des retrouvailles. Mais le Royaume des Tonga, c’est aussi et surtout une population qui n’a pas usurpé sa réputation de sympathie. Et cette fois-ci, plus de ruse culinaire à craindre : les sourires qu’on nous tend sont parfaitement désintéressés. L’archipel vit au rythme de toute la Polynésie, au présent et sans se presser. À Neiafu, le chef-lieu de Vava’u, la cloche de l’église sonne les heures, alternativement un quart d’heure trop tôt ou trop tard. Une situation qui résume bien la mentalité du lieu, et dont il serait absurde de s’offusquer. Hier est déjà bien loin, et Dieu seul sait de quoi demain sera fait. Entre les deux, l’éternité d’un sourire et la force d’une tradition bien vivace. Ce trait de caractère doublé d’une législation qui rend impossible l’achat de terrain par un palangi (étranger) ont conservé aux îles Tonga une bonne part de leur virginité. Peu de tourisme, pas d’investisseurs américains ou chinois, pas d’hôtels. De nombreux îlots de l’archipel sont inhabités, plages désertes et lagons solitaires abondent. Un paradis.

IMG_7853

Tenue traditionnelle

Dans les Tonga, le revenu moyen est faible, les infrastructures sont en mauvais état quand elles existent, les transports aléatoires, la médecine et l’éducation exsangues. La corruption sévit à tous les niveaux de pouvoir. Voici pourtant encore un de ces endroits où, selon toute vraisemblance, gémir n’est pas de mise. Entre résignation et confiance en l’avenir, les habitants de Vava’u noient leur inquiétude résiduelle dans la religion, le travail de la terre et… la musique. Chaque soir, des collines entourant le mouillage de Port of Refuge montent les sonorités de fanfares et de chœurs dont les accents accompagnent le coucher du soleil. Dès l’enfance, on chante à toutes les occasions. De même, chaque école entretient un orchestre de cuivre, dont les prestations accompagnent les grands moments de la vie religieuse et académique. Le répertoire est vaste : standards du jazz et du blues, mais aussi « tubes » du répertoire classique. Déchirant le rideau de pluie des premiers jours, le largo de la Symphonie du Nouveau Monde nous parvient par bribes. La douce cantilène de Dvorak a cédé le pas à une marche virile et cadencée, conduite avec force par un batteur particulièrement créatif. Le lendemain à la même heure, cela recommence. Et ainsi de suite tout au long de la semaine. Tant et si bien qu’un soir, nous avons ramé jusqu’au bord, et la musique nous a conduits à l’orchestre.

IMG_8439

Une vingtaine de musiciens sont rassemblés sous les tôles d’une sorte de hangar, ouvert sur les côtés. Cet univers de métal amplifie à l’extrême la sonorité des cuivres. Cornets, trompettes, tubas et trombones jouent pour toute la ville, sous la battue volontaire d’un chef armé pour baguette d’un solide pied de chaise en bois. Nous sommes dans la salle de répétition du St Peter Chanel College, et les musiciens ont tous entre 10 et 18 ans. Kolio, le professeur de musique, et Nisa, le « band master » peaufinent avec les étudiants le programme d’une tournée de concerts prévue en décembre en Australie. Nous écoutons fascinés les musiciens en herbe nous livrer leur vision tonitruante et chaloupée du chef-d’œuvre de Dvorak. Peu savent lire les notes, et voici longtemps que l’humidité empêche un accord précis des instruments. Pourtant, la magie opère et l’émotion surgit. Dans les Tonga, on a vraiment la musique dans le sang. Dès le lendemain, nous sommes invités à animer un atelier en ouverture de la répétition. Quelques petits exercices de justesse, un soupçon de solfège, peu de mots et beaucoup de sentiments, et voici Dvorak rendu à sa dignité… En une semaine, les progrès furent fulgurants. Et lorsque nous avons accompagné la fanfare au bateau qui devait la conduire vers l’Australie, c’est avec la promesse de retrouver les étudiants à la rentrée scolaire de février, pour un mois de musique intensive. Car entretemps nous avions pris la décision de prolonger l’escale et d’accorder à Florestan quelque repos, au sec et à l’abri des aléas de la saison cyclonique.

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Jérôme Giersé & Alexandra Gelhay

Neiafu

Vava’u, Kingdom of Tonga

#17 / Les Maîtres Chanteurs

Un son grave et délicatement modulé vient rompre la tranquillité de notre repas du soir. Nous sommes au mouillage face à la petite île de Niue, et récupérons de trois jours d’une navigation difficile. Comme presque toujours depuis que nous sommes dans le Pacifique, le vent a soufflé grand frais et la houle ne nous a pas épargnés. Un second mugissement nous précipite sur le pont. Nous scrutons l’horizon déjà obscurci à la recherche d’un éventuel cargo à l’approche, sonnant sa corne. Calme absolu. Nous en étions à soupçonner une hallucination auditive collective attribuable à un excès de fatigue, lorsque le maître chanteur se dévoila dans toute la force de son art : sous nos yeux, une baleine d’une vingtaine de mètres, batifolant gracieusement dans les eaux peu profondes de la baie d’Alofi, venait de reprendre son souffle. De longues heures encore, notre bonne coque en acier nous restitua dans les moindres détails les longues complaintes des individus mâles, à plus de 180 décibels, répétant inlassablement le même petit motif. Sensation curieuse que de s’abandonner au sommeil, bercés par ces géants dont l’éventuelle distraction eût tôt fait de nous jeter à bas de nos couchettes…

DSC00047

Une baleine sonde à quelques mètres de Florestan (Niue)

Dans les îles du Pacifique, les hommes et les baleines vivent en bonne entente. Il faut dire que les populations de cétacés dépassent en nombre celles des humains. Depuis que nous avons vu disparaître sous l’horizon le mont Otemanu qui domine majestueusement le lagon de Bora-Bora et ses hôtels de luxe, nous avons basculé dans un monde dont nous ne soupçonnions même pas l’existence. Celui d’une humanité dont l’histoire est intimement liée à la mer, et dont la subsistance dépend entièrement de l’élément marin. Sur l’atoll de Palmerston, à mi-chemin entre Tahiti et les Fiji, on sort pêcher trois fois par jour, pour les trois repas de la journée. Par temps calme, on passe la nuit ancré sur le récif qui protège le lagon, à taquiner les poissons perroquets qui finiront sur un feu de bourre de coco, délicieusement caramélisés et agrémentés des fruits de l’arbre à pain. Palmerston est un lieu étrange et totalement hors du temps. Les 64 habitants descendent tous d’un unique aïeul, le charpentier anglais William Marsters, débarqué en robinson sur l’île en 1863, avec pour unique compagnie sa femme et ses deux maîtresses.

23 enfants allaient peu à peu peupler ce petit bout de terre au bout du monde, suivis par trois générations de Marsters. Aujourd’hui, Edward, Bob et Bill Marsters luttent chacun à la tête de leur clan pour la possession du sol. L’île minuscule a été divisée en trois parties égales, de même que chacun des îlots qui ceinturent l’atoll. Le tout sous le regard désabusé d’Arthur Neale, administrateur néo-zélandais du lieu, lui même fils d’un célèbre robinson dont le long séjour en solitaire sur un atoll voisin est dans toutes les mémoires. Arthur évoque ses administrés avec un léger soupir : les Marsters… Aujourd’hui, seuls les mariages mixtes sont tolérés par le gouvernement local. Les jeunes sont envoyés à Rarotonga, la capitale des îles Cook, ou à Auckland et amorcent le renouvellement progressif du patrimoine génétique hérité du prolifique charpentier. L’arrivée d’un voilier à Palmerston est un petit événement, pas suffisant, cependant, pour troubler le calme absolu du lieu. L’escorte d’un Marsters est obligatoire et les déplacements sur l’île (dont on fait le tour à pied en 30 minutes) sont l’objet d’un contrôle rigoureux. Avoir la responsabilité d’un équipage est un privilège pour lequel les trois clans combattent farouchement.

IMG_7702

La rue principale de Palmerston

La rue principale aligne l’église, la maison du père fondateur faite du bois de bateaux victimes de la sournoiserie du récif, et le cimetière. Anciennes ou récentes, les tombes arborent bien sûr toutes le même patronyme, ainsi qu’une évocation de liens de parenté qui rendraient fou le plus expérimenté des généalogistes. Sans le vouloir, nous sommes l’objet d’un curieux manège. Bill Marsters, l’un des trois chefs surnommé cyniquement par ses deux rivaux Bill « Clinton » Marsters, nous poursuit dans le village armé d’un pot de crème à la glace, de deux bols et de deux cuillers et en proférant de sonores « Sailors ! Ice cream time ! » sur un ton ne laissant aucune place à la discussion. C’est la bouche pleine, assis sous une galerie de portraits de la reine Elisabeth II, que nous nous faisons expliquer la raison d’un tel harcèlement. Palmerston ne dispose pas d’aéroport, ni de desserte maritime régulière. Tous les 4 à 5 mois, un cargo fait brièvement escale afin de fournir les Marsters en denrées diverses, mais surtout afin de récolter le seul produit d’exportation de l’atoll : des centaines de poissons perroquets. À l’approche du cargo, les pêcheurs sont sur la brèche et tous les frigos de l’île sont réquisitionnés afin de stocker la précieuse cargaison. Comme les Marsters raffolent de crème à la glace (avec une surprenante prédilection pour une variété tricolore parfaitement chimique) et que leurs congélateurs en sont remplis, huit jours avant l’arrivée du bateau, c’est tout simplement l’orgie. Tout le monde mange de la glace à ne plus en pouvoir. Dès le poisson embarqué sur le cargo, un nouveau stock de pots tricolores vient combler le vide des frigos. Et ainsi de suite.

Nos deux escales dans les îles Cook ont été passionnantes. Juste avant Palmerston, nous avions mouillé l’ancre dans le minuscule port d’Aitutaki. Là aussi le temps semble s’être arrêté. Beaucoup de gens sont partis, quittant leurs maisons que le passage des cyclones laisse bientôt en ruine. Le petit village d’Arutanga qui nous accueille, ainsi que deux autres voiliers, est dominé par une monumentale église construite en corail par les missionnaires anglais au XIXe siècle. Ses hauts murs blanchis à la chaux détonnent au milieu des petites maisons en bois avec toits de tôle ondulée. Comme nous le confesse un cultivateur qui nous prend en autostop, si en Polynésie on vit lentement, à Aitutaki on vit très lentement. Toute accélération serait d’ailleurs perçue comme une agression par la population. En témoignent les traces d’une querelle ancienne entre les habitants et le gouvernement. Des dizaines de panneaux qui achèvent de pourrir le long des routes rappellent le mouvement du « No Sunday Flights » qui milita en 2008 pour la fermeture de l’aérodrome le dimanche. L’un d’eux résume à lui tout seul la mentalité particulière des Îls Cook : « If you cannot come Monday to Saturday, stay home ». Est-ce parce que les voiliers sont lents et silencieux qu’ils sont si bien accueillis à Aitutaki ?

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Jérôme Giersé & Alexandra Gelhay

Port de Neiafu – Vava’u / Royaume des Tonga